Inconscient collectif
- Stan Dell
- 7 févr. 2022
- 6 min de lecture

Attablé au fond du salon de thé, Sam attend Betty. Plus les minutes allongent le retard de la jeune femme, plus le doute monte en lui. Un doute porté par des voix venant de son for intérieur …
Laisse tomber, lance Sam l’Enfant, on va se faire un cinoche !
Elle t’a posé un lapin, se moque Sam le Roublard.
Il faut toujours se méfier de ce genre de rencontres, surenchérit Sam le Parent. La réalité de la vie n’a rien à voir avec l’illusion du virtuel.
Pas de conclusions hâtives, implore Sam l’Adulte. Elle a été retardée, voilà tout. Soyons patients !
Soudain le visage de Sam s’illumine. Betty vient d’entrer dans le salon de thé. Pas de toute, c’est bien elle. Après un rapide tour d’horizon du regard, elle se dirige vers lui tout sourire, elle aussi l’a reconnu. Il la trouve ravissante, sublime, charmante, encore plus belle que sur internet. « Vous êtes bien Sam ? » demande-t-elle pour la forme. « Et vous Betty ? » répond-t-il avec une pointe de malice.
Wahoouuuuuu, elle est canon, éructe Sam le Diable, et un putain de décolleté avec ça !
Je reconnais qu’elle est très mignonne, dit Sam l’Adulte.
Oui M’sieur, c’est ça, mignonne, poursuit Sam le Diable. Bandante oui ! boutons de son corsage et ….
Oh oh oh ! On se calme. On n’est pas des animaux ! censure Sam le Parent, en tout homme il est un porc qui sommeille.
Maintenant qu’elle est arrivée, laissons les choses se faire, ajoute calmement Sam l’Adulte.
Un serveur s’approche. Betty commande un thé vert. Sam aurait aimé boire une bière mais le cadre ne s’y prête pas. Il consulte la carte.
Un p’tit Coca ! Lance Sam l’Enfant.
Surtout pas, c’est du vrai poison, reprend Sam le Parent.
Un thé, comme elle, dit Sam le Roublard. Et tu brodes un peu, dans le genre « Moi aussi j’adore le thé, surtout le thé machin et le thé bidule ».
Pourquoi mentir ? demande Sam l’Adulte. Allons-y tout simplement pour un thé vert.
Après une courte hésitation, Sam commande un thé Sencha. « Ils ont aussi du Long Ching » ajoute-t-il tel un fin connaisseur. Son choix semble plaire à Betty. Elle le regarde droit dans les yeux et lui dit « Parlez-moi de vous, Sam ! ». Il ne s’attendait pas à cette entrée en matière.
Dis-lui que tu adores ses beaux nichons, lance Sam le Diable.
Ça suffit maintenant ! intervient Sam le Parent, je ne veux plus t’entendre.
Réponds-lui que tu aimes les voyages, la lecture, le cinéma, le théâtre, la musique, la peinture ! dit Sam le Roublard. Voilà ce qu’elle a envie d’entendre. Ne te gêne pas, balance ! Fais-lui croire que tu adores cuisiner, avec une petite histoire à l’appui. Un jour tu as testé une de tes créations, eh oui, tu aimes innover. Mais par manque de chance, tu as oublié d’éteindre le four et tout a brulé. Un homme un peu distrait, rien de tel pour attendrir une femme.
Point trop n’en faut, reprend Sam l’Adulte. Se contenter de faits réels, rester naturel et surtout ne pas trop parler de soi.
Sam parle de son travail. Il est directeur d’une école catholique. Il s’empresse d’ajouter que le poids de ses responsabilités ne l’empêche nullement de se distraire, on n’est jamais trop prudent. Ce qui l’amène tout naturellement à l’évocation de ses goûts culturels. À la demande de la jeune femme, il énumère ses films-cultes et ses pièces préférées. À son tour il invite Betty à dévoiler ce qui donne un supplément de saveur à sa vie. Par chance, leurs goûts s’accordent parfaitement. Elle fait même partie de la troupe théâtrale de l’hôpital où elle exerce. Betty est anesthésiste.
Vous avez entendu ? Anesthésiste ! hurle Sam le Diable furieux.
Je comprends que cela te fasse bondir, intervient Sam l’Adulte. Mais cela fait tout de même huit ans maintenant que c’est arrivé. On ne peut pas vivre en permanence dans le souvenir.
Surtout ne pas se laisser envahir par ses émotions, dit Sam le Parent.
Laissons la relation se construire sur des bases apaisées ! conclut Sam l’Adulte.
Sam et Betty discutent pendant un long moment. Puis Betty propose de sortir marcher dans la ville. Sam salue cette initiative avec enthousiasme. Il se demande aussitôt où ils vont aller se promener.
Place du Champ de foire pour un tour de grande roue. C’est trop cool ! suggère Sam l’Enfant.
Il ne faudrait pas prendre froid là-haut, intervient Sam le Parent, on n’est pas encore en été.
Depuis le décès de Marta, c’est la première fois que l’on est si bien. Alors allons-y ! dit Sam l’Adulte.
Ils embarquent pour un tour de grande roue. Betty est resplendissante de bonheur. Elle glisse à l’oreille de Sam que c’est la première fois qu’elle se laisse tenter par cette attraction. Tout en haut de la roue, le vent souffle fort. Elle se blottît contre Sam et doucement, lui tend ses lèvres.
Quand je vous disais que c’était un plan d’enfer ! crie Sam l’Enfant euphorique.
Encore une fois, attention au coup de froid ! dit Sam le Parent.
En toute objectivité, commence Sam l’Adulte …
Stop ! s’exclame Sam l’Amoureux. Maintenant la rigolade du gosse, la tremblote du frileux et la raison du raisonnable, ça suffit. Je prends le pouvoir.
Mais d’où sort-il celui-ci ? Des années qu’il fait le mort et d’un coup Monsieur l’Amoureux se sent pousser des ailes ! s’insurge Sam le Roublard.
Les deux tourtereaux déambulent main dans la main toute la soirée, s’arrêtant à chaque coin de rue pour s’embrasser. Plus tard, elle annonce qu’elle doit rentrer. Il la raccompagne jusqu’à chez elle. Devant son immeuble, elle le regarde fixement dans les yeux. « Mon petit doigt me dit que tu aimerais monter prendre un verre chez moi … », murmure-t-elle d’un petit air coquin.
Son petit doigt, c’est trop drôle. Le petit doigt de Sam, c’est nous ! s’exclame Sam l’Enfant en riant.
Les choses se passent plutôt bien, dit Sam le Roublard avec un petit clin d’œil.
Monter prendre un verre le premier soir ? Ce serait un vrai manque d’éducation, gronde Sam le Parent. Et je vois que le souvenir de la pauvre Marta est effacé …
Si je m’en tiens aux faits, il n’y a rien de mal à discuter autour d’un verre, suggère Sam l’Adulte.
J’accepte avec plaisir, décide Sam l’Amoureux.
Ils passent des heures et des heures à parler. Surtout Betty. Subjugué, Sam l’écoute, apportant ça et là un petit commentaire à ce moment de pur bonheur. Le temps ne compte plus.
Ça n’est plus de mon âge de veiller ainsi, dit Sam le Parent en partant se coucher.
Je suis épuisé, je vais faire de même, ajoute Sam le Roublard.
Moi aussi, dit Sam l’Amoureux, ça suffit pour aujourd’hui.
Ne vous en faites pas, je m’occupe de tout, lance Sam le Diable. Vous savez que je suis un oiseau de nuit.
D’accord, mais pas de mauvaise blague, avertit Sam l’Adulte avant de partir lui aussi.
La discussion ne se tarit pas. Betty annonce qu’elle va lui narrer une histoire d’anesthésiste qui lui est arrivée. Il lui demande plutôt de lui raconter ses dernières vacances mais elle insiste. « Ça s’est passé un vendredi matin … », commence-t-elle. Sam l’interrompt aussitôt : « Parle-moi plutôt de tes projets ! ». Elle ne veut rien savoir tant brule d’envie de partager cette histoire lui tient à cœur.
Je ne veux surtout pas entendre ça ! s’écrie Sam le Diable.
Elle poursuit : « J’avais fêté l’anniversaire d’une copine jusqu’à cinq heures du matin. Autant dire que ça cognait un peu sous mon crâne en rentrant. Tout juste le temps d’un détour par chez moi pour prendre une douche et hop, direction le bloc. On opérait une jeune femme ce matin-là. Les analyses préopératoires étaient excellentes. Un cas sans histoire, comme j’en avais vu des centaines. Mais cette fois ça s’est mal passé, très mal. Je te jure que j’ai tout essayé. Rien à faire ». Elle s’arrête un court instant puis reprend avec une moue plaintive : « Sur le coup, ça m’a bousillé mon week-end ».
Insupportable ! dit Sam le Diable de plus en plus nerveux.
« Et puis, le quotidien reprit ses droits, la vie continua, avec d’autres anniversaires, aux lendemains moins dramatiques, Dieu merci. Par chance, l’enquête m’a totalement mise hors de cause. Tout cela est bien loin maintenant, plus de huit années. Oui c’est ça, huit années. Il m’arrive d’y penser. La jeune femme s’appelait Marta. J’adorais ce prénom. Quel dommage ! », conclut-elle avec un rire un peu forcé.
Trop c’est trop, hurle Sam le Diable.
Trois jours plus tard, Sam est de nouveau assis sur la banquette du même bistrot de banlieue. Le regard perdu dans son verre de bière, il n’attend plus personne. Un haut-parleur s’évertue à diffuser une chanson, « Pourquoi soudain ce regard … », mais le brouhaha des discussions a toujours raison des paroles.
Soudain, il lève la tête. Deux hommes se tiennent face à lui. « Vous êtes Sam ? » demande l’un d’eux. À peine a-t-il répondu que l’autre ajoute qu’il faut les suivre. Sam se lève et sans qu’il n’ait le temps de s’en rendre compte, se retrouve les mains menottées. Sidérés par la scène, les clients du bar ne parlent plus.
On entend maintenant les paroles de la chanson, « Pourquoi soudain ce regard si méchant, toi l’ange venu du ciel qui me plait tant ? Combien de personnes en une personne ? ... Combien de personnes en une personne ? ».
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