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Une vie d'attentes


« Entreprise en devenir cherche patient expérimenté ».

Lorsque j’ai vu cette annonce, je me suis fait violence, j’ai appelé sans perdre une seconde. Nul n’est parfait et il faut savoir agir contre nature.

Au bout du fil, l’opératrice m’a mis en attente. Cela s’annonçait bien.

En patient expérimenté que je suis, j’ai attendu pendant deux heures, trente-quatre minutes et quinze secondes, soit cinquante et un allegro du Printemps des Quatre Saisons de Vivaldi. À la sixième seconde de mon cinquante-deuxième allegro, la dame a mis fin à mon attente, à mon grand damne.

Elle m’a alors demandé si j’avais des questions concernant le poste. J’ai réfléchi sept minutes et vingt-huit secondes avant de lui répondre que oui. Il fallait bien que je sache si le poste répondait à mes attentes. « Je suis à votre disposition », a-t-elle ajouté. À mon tour, je l’ai mise sur attente en sifflant trente-trois fois « Don’t worry, be happy ! », cet air que jeune scout, je fredonnais sous la tente. Je lui ai alors demandé à quel endroit il faudrait patienter, si le poste était à durée indéterminée et si je toucherai mon salaire en paiement différé. Trouvant mes questions pertinentes, elle me proposa un rendez-vous dans trois mois, deux semaines et quatre jours. Estimant ce délai précipité, je lui demandai de le repousser de deux mois, trois semaines et un jour.

Cent quatre-vingt-treize jours, trois heures et vingt-et-une minutes plus tard, j’arrivai au rendez-vous. Je m’annonçai à l’hôtesse d’accueil : « Je viens pour l’annonce ». Elle me conduisit dans la salle du Comité de direction. Après avoir parcouru un couloir pendant douze minutes et cinq secondes elle m’invita à prendre place dans une immense salle. Je me retrouvai face à tout l’état-major de la société.

Le Directeur des attentes du quotidien me demanda si j’étais là depuis longtemps. Je lui répondis que non, il s’en excusa longuement.

Le Directeur des attentes du passé voulut savoir comment j’avais vécu mon attente prénatale. Je répondis que cela avait été beaucoup trop court. Au point de crier de rage lorsque celle-ci s’acheva.

Le Directeur des attentes insurmontables me questionna sur mon rapport à la mort. Je le rassurai en lui disant que je n’étais pas un patient impatient dans ce domaine.

Le Directeur des attentes assouvies, voulut que je lui parle de ma plus belle réussite. Je m’attendais à cette question. J’avais préparé la réponse. Je répondis en regardant ma montre que cela avait duré deux ans, dix mois, douze jours, treize heure, cinquante-cinq minutes et trente neuf secondes. « Pouvez-vous m’en dire plus ? » demanda le Directeur en haleine. Je lui répondis qu’il s’agissait d’une envie latente. « De quel type ? », insista-t-il. « Plutôt d’une femme, la tante de mon ami d’enfance », précisai-je. « Et comment cela s’est-il passé ? » continua-t-il. « Je lui ai dit qu’il fallait laisser le temps au temps. Toute contente, elle m’a donné rendez-vous à tout jamais », répondis-je. Le directeur se faisait de plus en plus curieux : « Vous l’avez revue ? ». Nouvelle réponse : « Non, mais je reste sur mes gardes ». Soudain le directeur s’enflamma : « L’attente attentive d’une tante, idée épatante ! ».

Le Directeur des attentes contredites me demanda pour quoi je serais capable de ne pas attendre. Je me fis encore violence pour lui répondre du tac au tac qu’ayant horreur des surprises, je n’attendrais jamais pour quelque chose que l’on me proposerait contre toute attente.

Le Directeur des attentes inconscientes me demanda ce qui me plaisait dans l’attente. Je lui répondis qu’il s’agissait d’une très bonne question à laquelle je n’avais pas encore la réponse mais que je ne désespérais pas de l’obtenir à temps. Je le sentis conquis par cet argument. Je connaissais bien entendu la réponse mais je pensais qu’il était urgent d’attendre. Deux heures douze minutes et vingt et une secondes plus tard, je lui dévoilai mon secret en lui disant que l’attente me mettait dans un état de jubilation telle que ce qui est attendu finit par s’effacer derrière l’attente elle-même. Au point que je ne l’attends plus. Et que l’attente générait ainsi son propre contraire, devenant prétexte à la sublimation du temps.

Le Directeur des attentes naturelles me demanda quelle était ma fleur préférée. J’estimai que le niveau de la question ne méritait pas plus de six minutes et cinquante-cinq secondes d’attente. Je lui répondis alors qu’il s’agissait bien entendu de la patience.

« Comment serait pour vous un monde sans attente ? » questionna le Directeur des attentes prospectives. Je ne m’étais jamais posé cette question. Je dus réfléchi un peu. Trois heures, dix-sept minutes et quinze secondes plus tard, je répondis qu’un tel monde serait insupportable pour moi car peuplé d’impatients cherchant à tuer le temps.

Sans aucun temps mort, le Directeur des attentes inatteignables termina l’entretien par une question existentielle : « Qu’attendez-vous de la vie ? ». Bien que la tentation de ne pas attendre me tentait, je répondis trois heures, quarante-trois minutes et dix-huit secondes plus tard que j’attendais de la vie qu’elle n’attente pas à mes attentes.

Comme un seul homme, tout le Comité se leva en applaudissant. Ce fut alors la consécration pour moi. Le Directeur général animé d’un honneur tout particulier m’annonça que grâce à mon expérience je me trouvais en dernière position de la liste d’attente.


 
 
 

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© 2022 par Stan Dell

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