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Georges, ce héros

Si vous saviez tout ce que je regrette ! Ce que j’ai fait, ce que je n’ai pas fait. Tout, et en permanence. Chaque matin, en me levant je me demande de quels regrets ma journée sera faite. Et j’avoue que cela me plait.

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Ce qu’il y a de palpitant dans les regrets c’est de se dire que l’on a mal agi et que l’on fera mieux la prochaine fois en pareilles circonstances. Sauf que les circonstances ne se présentent jamais à l’identique. Et quand bien même cela se produirait, on referait à coup sûr la même erreur. Alors, on regretterait d’avoir consommé un regret pour rien.

Regretter d’avoir regretté c’est comme emprunter de l’argent pour rembourser une somme que vous possédez déjà. Mais attention, il peut y avoir des effets pervers à se nourrir de regrets. On peut par exemple être tenté de mal agir dans le seul but de semer les graines de regrets futurs et ainsi s’engager sciemment dans une voix délictueuse. C’est un comportement que nous connaissons bien à l’Amicale des Amateurs de Regrets.

Notre mouvement est né dans le but de lutter contre la dictature de l’instant présent en revendiquant notre attachement au passé grâce aux vertus des regrets. Lors de nos réunions, nous égrenons à tour de rôle les nôtres. « On apprend toujours de ses regrets », telle est notre devise.

La dernière fois, Georges, un des membres fondateurs de notre amicale nous livra son plus grand regret, celui d’être né. « C’est bien Georges ! » poussèrent en cœur tous nos membres. Tous sauf Pierre, notre idéologue qui refusa d’homologuer ce regret, estimant que Georges n’était pour rien au fait d’être né. Il s’en suivit un long débat sur le thème « Doit-on porter le regret d’un fait dont on n’est pas l’auteur ? ». La discussion s’enlisant, Rodolphe, notre président, décida de saisir la Commission d’Éthique du mouvement.

Ensuite, Karl prit la parole. Sans raison apparente, il nous accusa de tous les maux. Balayés par la dureté de ses mots, nous nous terrâmes dans un silence de mort jusqu’à ce que Friedrich, notre Secrétaire général lui assène un retentissant « Tu le regretteras ! ». Karl, tout sourire, se mit alors à savourer à juste titre cette magnifique prédiction.

Plus tard, Georges, blessé par la non-homologation de son regret d’être né, prit de nouveau la parole pour nous annoncer que désormais, son plus grand regret serait de vivre. Le groupe se leva comme un seul homme pour l’acclamer pendant de longues minutes. Au bord des larmes, notre président affirma que l’amicale était en train de vivre un moment historique. Georges dit à quel point il était ému par cette consécration tant espérée et que c’était grâce à de tels moments que la vie valait d’être vécue.

Cette dernière phrase fit bondir Pierre qui, resté en dehors de cette liesse, déclara qu’il refusait à nouveau d’accorder son homologation. Pour lui, le regret de vivre était incompatible avec l’hommage à la vie que venait de concéder Georges. Affecté par cette sentence, celui-ci objecta que ce regret en masquait un autre ô combien plus ambitieux. « Que peux-tu donc regretter de plus que de vivre ? » demanda notre président. Georges se leva et, le regard perdu, déclara d’un ton solennel : « Je regrette d’être mort ! ». L’assemblée émit un grondement admiratif. Toujours impassible, Pierre releva une nouvelle contradiction dans le propos de Georges. Pour lui, cette proposition posait un double problème : il était impossible de regretter d’être mort tout en étant en vie. Il mentionna également que le cas particulier des regrets post-mortem était en cours d’étude par la Commission Innovation du mouvement. D’ailleurs, Édouard, en charge de celle-ci souleva à son tour un double problème de distorsion temporelle dans le regret de Georges : même dans une lettre d’adieux, un regret ne pouvait être émis que du vivant de son auteur, de plus on ne pouvait certifier que celui-ci n’ait pas ensuite changé d’avis à l’instant précis de son passage à l’acte.

Le président décida que l’homologation du secret de Georges attendrait les conclusions de la commission présidée par Édouard. La séance touchant à sa fin, il nous proposa de nous lever afin d’entonner l’hymne du mouvement :

« Un regret pour un jour

Un regret pour toujours

Frères de regrets unissons-nous

Notre avenir est derrière nous ».

Soudain un bruit sec et violent interrompit le cœur chantant de l’amicale. Georges venait de concrétiser son ultime regret.

Plus tard, le président exprima ses plus profonds regrets à l’égard de celui qui resterait à tout jamais le plus brillant des membres de notre institution. Il décida que le regret de feu Georges d’être mort serait homologué à titre posthume, autorisant ainsi les regrets portant sur des évènements futurs mais à la seule condition que l’on fût certain qu’ils finissent par se produire un jour. Usant de cette nouvelle possibilité que pourtant il avait combattue, Pierre annonça qu’il regrettait d’avoir donné sa démission à l’issue de la séance avant même que celle-ci ne soit terminée ! À mon tour, voyant que le temps passait, je regrettai que le jour se fût levé si tôt le lendemain et décidai de quitter les lieux.

Passant près de la place que Georges avait occupée, je ramassai une feuille tombée à terre. Deux mots s’y trouvaient gribouillés : « Sans regret ». Je me gardai bien de faire état de cet écrit compromettant. Georges sera à tout jamais notre héros.

 
 
 

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© 2022 par Stan Dell

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