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Fuithon


Ted observe le coureur à pied. Le coureur s’appelle Ted lui aussi.

Pour Ted qui court, un marathon c’est plus qu’un mythe, c’est un chrono. Plus de trois heures pour le sportif du dimanche, moins de trois heures pour le vrai coureur, sans parler des extra-terrestres qui jouent avec la barre mythique des deux heures.


Sous la banderole de mi-parcours, il n’en croit pas ses yeux. Les chiffres de son chrono donnent une heure et vingt-deux minutes, respect ! Aucun signe de fatigue ne ternit cette douce euphorie. Ted qui observe n’est pas surpris. Il aimerait supplier Ted qui court de ralentir. Mais à quoi bon ? Il ne l’entendra pas.

Ted qui court accélère encore. Ses pensées s’accélèrent elles aussi. Il pense à son travail, à Ted le banquier d’affaires et à son bonus bien plus gros que l’an passé, à coup sûr plus petit que l’an prochain. Plus de chiffres, plus de gros chiffres, plus de tout, plus de plus. Ted qui court est l’homme des plus, ces élans d’extase sur la voie dorée du Graal. Ted qui observe hausse les épaules ; il sait que la bulle va exploser et éclabousser tous ces enfants gâtés des lambeaux monétaires de leurs illusions.

Ted qui court pense au bateau qu’il a commandé. Trois ponts, neuf cabines, vingt-sept mètres. Les chiffres triplent à bord de son futur yacht, comme les primes sur son compte. Ted le capitaliste a échappé à la vulgaire foule des messieurs tout le monde. Il essaye de se souvenir. Non, lui n’a jamais été monsieur tout le monde. Il a toujours été Ted. Ted qui observe aimerait lui rappeler qu’il ne faut jamais ignorer d’où l’on vient. Mais à quoi bon ? Le déni est le meilleur oubli qui soit.

Ted qui court pense à Irène, l’épouse modèle. Aussi à leurs disputes, de plus en plus fréquentes, de plus en plus virulentes. Pour elle, Ted le mari manquerait d’attention. Et pourtant, le coupé sport, le vison, la parure en or, existe-t-il mari plus généreux ? Alors il cherche comment l’être encore plus et redevenir Ted le meilleur mari du monde. Quelques foulées suffisent, rien de tel que la course pour faire jaillir une idée de génie : il se rendra la semaine prochaine Place Vendôme. Ted qui observe voudrait en rire mais la situation est trop grave.

Ted qui court a entamé la dernière difficulté du parcours, une côte que l’on dit redoutable, mais pas pour lui. Sans coup férir il dépasse des coureurs par dizaines. Derrière lui, ils ne sont plus rien, que des anti-Ted. Il n’a d’yeux que pour les champions qu’il rêve de rattraper, qu’il rattrapera. Le sport est vital pour Ted qui court. Un esprit volontaire dans un corps jeune, loin des hommes de son âge résignés à l’obsolescence programmée. Il pense à Julie qui adore le corps magnifique de Ted l’amant. Ted qui observe hausse les épaules. Que faire de plus ? Ce n’est pas avec des mots que l’on retient un homme qui fuit.

Ted qui court est porté par une foule de plus en plus dense. Il jouit d’impressionner tous ces rêveurs passifs. Il accélère encore ; il se sent léger. Véritable miroir sans fin, la foule lui renvoie une image qui nourrit son admiration pour lui-même. Il approche du sommet de la redoutable côte qu’il aurait souhaité plus longue et plus pentue pour que Ted le champion paraisse plus fort et plus beau encore. Ted qui observe reste muet. Il n’y a pas pire folie que celle de l’homme qui fuit ses propres limites.

Alors qu’il aperçoit la ligne d’arrivée, le souffle de Ted qui court devient chaotique. Il peine à lire les chiffres du chrono qui flottent devant ses yeux. Il porte la main à sa poitrine et se rassure, Ted le gagneur en a vu d’autres. Comme toujours, il sait. Il sait que rien ne peut lui arriver. Pourtant, ses jambes se font lourdes et cotonneuses. Ted qui observe ne sourit plus, il connait l’histoire. Tout a commencé avant la course. Irène y est allée elle aussi de son petit plus à elle qu’elle a versé dans la collation de Ted le mauvais mari. Juste quelques gouttes redoutables qui donnent à la force une illusion d’infini, le petit plus qui accélère la fuite de toutes les fuites de la vie. Paix à l’âme de Ted qui court et qui observe.

 
 
 

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© 2022 par Stan Dell

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