Au seuil de la mort
- Stan Dell

- 7 févr. 2022
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 mars 2022
« Vous êtes au seuil de la mort », me dit mon toubib.
On est toujours au seuil de quelque chose mais tout de même, au seuil de la mort, il venait de franchir un palier. Après tout, cela peut arriver à tout le monde de se trouver à un seuil.

D’ailleurs, pourquoi à moi et pas à lui ? J’ai voulu pallier cette injustice, alors je l’ai tué.
Si j’étais au seuil de la mort, lui venait de le franchir.
À son enterrement, un type se présenta à moi. « Je suis voyant », me dit-il. « Moi aussi puisque vous m’avez trouvé », répondis-je. « Le défunt avait souvent besoin de mes lumières », ajouta-t-il. « La dernière fois, j’ai vu qu’il allait mourir. J’en ai clignoté des yeux. Il y avait un homme furieux dans son cabinet. Furieux au point de le tuer ».
Je pensai que la discussion allait s’éteindre d’elle-même, pas du tout. Il s’écria : « c’est fou comme vous lui ressemblez ». « À qui, au toubib ? » demandai-je. « Non, à l’assassin, ça crève les yeux ».
Par une soudaine envie de briller, je me permis de mentionner que pour un voyant, se faire crever les yeux relevait de l’accident de travail. Mais le voyant voyait tout et ne voulait rien entendre. « Maintenant j’en suis certain, c’était vous ! », me lança-t-il, à moi qui ai horreur que l’on voie ce que je ne veux pas entendre. J’entendais ce qu’il voyait et je cherchai à lui répondre en fixant son regard, afin de trouver grâce à ses yeux.
« J’ai un sosie », dis-je, comme illuminé par un éclair d’imagination. Il me posa alors une question dérangeante : « votre sosie a-t-il des inclinaisons aux meurtres ? ». Je répondis que je le savais très droit, sans lui connaître aucun penchant. Voyant que tout cela n’éclairait pas les choses, je lui dis au revoir, ce qu’il prit pour une invitation à nous revoir. Ayant froid aux yeux, je m’en allai.
En arrivant chez moi, une surprise m’attendait devant la porte, preuve que je n’ai aucune tolérance aux seuils. Je me figeai en me retrouvant face à mon sosie adossé au miroir du couloir. Méfiant, je ne le quittai pas des yeux, lui non-plus. Nerveux, je me raclai la gorge, lui également. Je fis quelques gestes et lui les mêmes. Alors j’entamai la conversation : « c’est incroyable, vous êtes mon parfait sosie ! », lançai-je. Il me dit exactement la même chose, sur le même ton et en même temps. Ses paroles couvraient les miennes ou inversement, comme s’il savait à l’avance que j‘allais les prononcer. Il était mon sosie, j’étais le sien. Souvent, les sosies se prennent pour leur modèle. J’avais la preuve qu’un modèle peut se prendre pour son sosie. Il n’était même plus question de modèles ni de sosies mais de doubles, d’un moi dédoublé en deux endroits. J’en conclus que l’autre moi avait lui aussi un penchant pour les meurtres et qu’ainsi nous étions peut-être tous les deux, moi et moi, au seuil de la mort. Je me gardai bien de le dire à lui-moi de peur qu’il finisse par tuer moi-lui. Alors, je pensai qu’il valait mieux l’ignorer et gagner mes appartements. Il sembla faire de même, vu qu’il ne me suivit pas. Et pourtant, s’il était mon double, mon logement aurait dû être aussi le sien. Fatigué, je me fis sourd à toutes ces questions.
Le lendemain j’entendis sonner. Je crus que mon double revenait. Après tout, ayant plutôt une bonne estime de moi, j’ouvris la porte. Ce n’était ni lui, ni moi ni nous dédoublé. Je me trouvai face un type qui se dit inspecteur de police. Il voulut savoir comment j’avais trouvé le toubib la dernière fois que je l’avais vu. Je répondis que je n’étais pas médecin, juste un patient et je m’empressai d’ajouter qu’à ce moment-là, le toubib n’avait pas encore franchi le seuil d’alerte. Il voulut savoir ce que celui-ci m’avait dit alors. Je me suis aussitôt retranché derrière le secret médical. Je lui ai seulement confié que nous nous étions quittés au seuil de la mort, que je m’en étais retourné et que lui avait filé droit devant. Plus tard, j’appris que l’enquête avait débouché sur un non-lieu. J’adore les non-lieux, ces endroits sans seuils où en cas de meurtre, le parquet ne peut déposer aucune plainte, ni infliger de peine plancher.
Cette histoire ayant laissé de profondes traces en moi, de décidai de consulter. Par la force des choses, je dus trouver un nouveau toubib. Quand celui-ci ouvrit la porte sur le seuil de son cabinet, je faillis m’effondrer, croyant voir celui que j’avais tué. Je compris qu’il s’agissait de son sosie. Je lui demandai ce qu’il faisait là, s’il avait un voyant attitré et à quelle heure son enterrement était prévu. « Vous êtes au seuil de la folie », me répondit-il. Ce fut à son tour de franchir un palier.





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