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« Quand les forces contraires de l'inconscient secouent les fondements réputés inébranlables de l'âme, il y a matière à intrigues ». Tom a entendu cette phrase ce matin à la radio. Il n'a pas retenu le nom de son auteur. Cela devait être un enquêteur. Ou plutôt un écrivain. Oui, c'est cela, un écrivain.

Ses deux premières consultations terminées, il s'octroie une pause-café. Il en profite pour étirer un peu son corps. Il sait qu'il devrait se mettre au sport, il se le dit régulièrement. Pas pour se donner bonne conscience moyennant quelques exercices vite faits mais pour réellement raviver sa musculature. À quarante-trois ans, il est grand temps de se préoccuper de son corps. Cela aussi, il l'a lu et entendu, sans se souvenir des auteurs de cette louable injonction. Il est conscient qu’il ne pourra jamais rivaliser avec son frère, ceinture noire troisième dan de karaté. Ce frère bien sous tous rapports qui excelle en tout ce qu'il entreprend. Les ambitions de Tom en matière de sport sont bien plus modestes. Elles se limitent à compenser les longues heures assis face à ses clients. L'idée de s'inscrire à Fit Success, la salle très en vue de son quartier, lui vient régulièrement. Jusqu'à présent, cette éventualité se concluait par « Je devrais », « Un de ces jours », « Bientôt ». Bientôt, mais quand ? Il se promet d'y réfléchir. C'est déjà un bon début.

Le métier de Thomas Prunier, que tout le monde appelle Tom, est d'accompagner des cadres supérieurs d'entreprises. Mais que les choses soient claires : accompagner ne signifie pas les conduire par la main jusqu'à leur bureau tous les matins, comme le ferait une maman avec ses enfants jusqu'à l'école. Il les aide à affronter et, si possible, à résoudre toutes sortes de problèmes. Comment franchir avec succès le cap d'une promotion ou d'un changement de poste, apaiser une relation avec une hiérarchie difficile ou tout bonnement rejoindre le club paraît-il très fermé des travailleurs heureux. Mais hors de question qu'il s'immisce dans leur vie privée. Il dit souvent qu'il n'est pas leur psy. Même si tout est lié, il le sait.

Surtout, n'allez pas dire à Tom qu'il est coach, il ne le supporterait pas. À l'écouter, tout le monde et n'importe qui se dit coach de nos jours. Et il n'est ni tout le monde ni n'importe qui. La preuve : son carnet de rendez-vous ne désemplit pas. Il lui arrive souvent de refuser de nouveaux clients.

En buvant son café, il parcourt le dossier de Sandrine Leduc, sa prochaine cliente. La consultation est prévue dans douze minutes, d'après l'horloge de la cuisine. La jeune femme est chargée d'études chez un grand distributeur d'équipements informatiques. Elle se trouve empêtrée dans un conflit sans merci avec un de ses collègues. C'est pourquoi elle a fait appel à lui, pour qui cette situation est tout à fait classique. Ce qui l'est beaucoup moins, de son point de vue, c'est la progression de sa cliente. Après déjà cinq séances, il n'a observé aucune évolution de sa part. « Stagnant », c'est d'ailleurs par cette mention que se terminait son compte-rendu de la semaine dernière. Dubitatif, il regagne son bureau.

Il marche lentement dans le long couloir qui mène à son cabinet, le regard suspendu au-dessus des croisillons du vieux parquet magnifiquement ciré. Il pense à cette phrase prononcée par Sandrine Leduc l’autre jour à propos de son collègue. « Je pourrais le tuer tellement il m'insupporte ». À n'en point douter, une de ces provocations lancées à la légère, du genre « Retenez-moi ou je fais un malheur ! ». Tom en a tellement entendu en bientôt vingt années de consultations. Des saillies qui dépassent les pensées de leurs auteurs, des velléitaires de l'extrême, comme il les surnomme. 

Son bureau déborde de lumière en ce matin de printemps. Il est très fier de cette pièce qu'il a fait transformer après l'achat de son appartement. Un ample vitrage dans une pente de toit diffuse une clarté printanière, même en hiver.  Tout au fond de la pièce, un mur de briques rouge cramoisi donne un aspect ancien à la pièce. Au-dessus d'une cheminée aux bordures métalliques, un haut miroir encadré de bois complète une parfaite harmonie de matériaux.

En s'installant à son bureau, il repense à cette phrase entendue ce matin. Il les connait ces forces contraires de l'inconscient, pour les avoir longuement étudiées à l'université. Et d'avoir fait son métier de les débusquer. Il sait combien elles peuvent inhiber un être, ou le libérer de toute retenue en l'éjectant de son chemin de vie. Il se sait privilégié d'en connaître les mécanismes et ainsi de se prémunir de leurs méfaits. « Ce n’est pas à moi que cela arriverait », pourrait-il lancer lui aussi à la légère tant il le pense.

Le terminal de l'interphone sonne, coupant court à ses réflexions. Sur l'écran, il reconnait Sandrine Leduc. Il regarde l'horloge posée sur le bureau. Huit minutes d'avance. C'est beaucoup, beaucoup trop même. Hors de question de montrer à sa cliente qu'il l'attend. Toujours donner l'image du professionnel qui n'a pas une minute à lui ! Question de principe. Il appuie sur le bouton d'ouverture de la porte. Sa cliente patientera dans la salle d'attente qu'il a fait aménager près de l'entrée.

Comme un air de musique dont on ne peut se défaire, il se répète les derniers mots de la citation de ce matin, « il y a matière à intrigues ». Rien de plus naturel qu'un romancier prononce ces mots. N'est-ce pas, après tout, sa vocation d'échafauder des intrigues ? Tom pourrait lui aussi écrire des romans à intrigues. Il lui suffirait de puiser ici et là dans ses souvenirs de consultations. Ce n'est pas la matière qui lui manquerait. L'histoire d'une ancienne cliente lui revient aussitôt : une certaine Tiphaine Langlois. Une autre velléitaire de l'extrême, une personnalité volcanique, sans cesse attisée par une aversion pathologique à la malhonnêteté. À l'écouter, elle aurait pu démolir quiconque se serait aventuré à lui faire une crasse comme elle disait. Elle se targuait de quinze années de boxe thaï, une façon de crédibiliser ouvertement ses menaces. Pour elle, l'être humain était malhonnête par nature. Il fallait se méfier de tout le monde, en premier lieu des bienveillants. Ces hypocrites n'ayant pas leur pareil pour vous faire baisser la garde et vous abattre plus tard si nécessaire.

Soudain, le regard de Tom s'arrête sur l'horloge. Le temps a basculé de l'autre côté de l'acceptable. C'est lui qui est en retard maintenant. De six minutes, ce qui n'est pas rien pour lui. Certes un délai sans commune mesure avec ce qu'un médecin peut infliger à ses patients. Mais tout de même, il n'est pas médecin. Faire attendre est contraire à ses principes. Il se lève aussitôt, et d'un pas décidé sort de son bureau. 

Au bout du couloir, il aperçoit Sandrine Leduc confortablement installée dans un fauteuil. Elle feuillette un des nombreux Paris Match que la mère de Tom lui a cédés après les avoir lus. Pour elle, une salle d’attente sans revue n’est pas une salle d’attente.

  • Bonjour Sandrine, comment allez-vous ?

  • À peu près bien, répond-t-elle en se levant.

  • Ce n'est pas l'euphorie d'après ce que j'entends.

  • Exact.

  • Allons parler de tout cela dans mon cabinet ! C'est par ici, dit-il en montrant d'un geste du bras l'entrée du couloir qui mène à son bureau.

Le " C'est par ici " et le geste du bras constituent sa posture d'accueil. Un des rituels dont il est très friand. Lui dire qu'il a des manies serait s'exposer à une démonstration implacable du contraire. Pour lui, les manies relèvent quasiment de la pathologie. Les rituels sont de tout autre nature. Ils participent d'un certain savoir-être. Ils sont surtout empreints d'une petite dose de spiritualité, ce qui fait leur noblesse.

En retrait de quelques pas, il observe l'allure de sa cliente. Il attache une grande importance à la démarche des personnes. Il y perçoit très souvent des indications sur leur état mental, l'étendue de leur sociabilité, jusqu'à leur niveau d'inclinaison à la domination ou à la soumission. « Marche et je te dirai qui tu es ! », c'est ce que clamait souvent son directeur de thèse à l'époque ô combien dorée de sa vie d'étudiant.

« Où en êtes-vous depuis la dernière fois ? » demande-t-il alors que la jeune femme prend place dans l'un des deux fauteuils faisant face à son bureau. Celui de droite, et seulement celui-là. Impossible qu'il en soit autrement.  

  • J'ai l'impression de me sentir un peu plus sûre de moi vis-à-vis de lui.

  • De votre collègue Pierre Tournier ? C'est une bonne nouvelle.

  • Oui mais …

  • Ah, il y a un « mais ». Les joies contrariées sont les plus subtiles.

  • J'ai toujours cette boule au ventre en allant travailler le matin.

  • Ça passera ça aussi, faites-moi confiance !

  • C'est vous qui le dites.

  • À l’origine, c'est une citation persane du Moyen-Âge, « Ça aussi passera ». J'adore cette phrase. J'y pense à chaque fois que quelque chose me perturbe. Et c'est vrai en plus, cela finit toujours par passer.

  • En général, oui, mais pas toujours.

  • Encore un « mais ». À part cela, rien à signaler, pas d'incident particulier ?

  • Vous savez, nos relations sont réduites au strict minimum : bonjour et au revoir. Et encore. Pour dire les choses simplement, nous nous évitons. Et cela me va bien ainsi.

  • On ne résout jamais un problème en l'évitant. Tôt ou tard vous serez amenée à vous confronter à votre collègue. Nous devons travailler ce point afin de vous y préparer.

  • C'est-à-dire ?

  • Vous permettre d'aller à sa rencontre afin de braver vos angoisses.

  • Et quoi encore ?

  • Mettre en place les conditions d'une relation apaisée entre vous.

  • J'ai plus envie de le tuer qu'autre chose.

  • Voilà une façon radicale de régler pour de bon le problème!

  • Vous souriez, mais les mots ont un sens.

  • Le sens que l'on veut bien leur donner.

  • Ça, c’est votre métier.

  • En tant que professionnel, je peux vous assurer qu'à force de les répéter, vous pourriez rendre leur concrétisation probable. Mais je vous rassure, vous n'en êtes pas à ce stade, dit Tom en souriant.

  • En cas de crise, tout devient possible.

  • Raison de plus pour prévenir l'apparition de ces crises.

Tom propose de débuter la séance par un exercice de mise en situation. Il jouera le rôle de Pierre Tournier. Sandrine Leduc sera censée entrer dans le bureau de celui-ci dans le but inavoué de renouer le dialogue avec lui.

  • Alors, levez-vous et détendez-vous !

Sans grand entrain, elle obéit à la demande de Tom.

  • Et je lui dis quoi, moi, à ce type, « Il fait beau aujourd'hui », c'est cela ?

  • Non, bien entendu. Une phrase en rapport avec vos affaires. Vous lui parlez business. Par exemple « Tu as vu la croissance du marché des écrans flexibles sur le premier trimestre ? ».

  • Pas possible, ces chiffres-là ne sont pas publiés en l'état.

  • Bon, alors, disons : « Je voulais te demander si à ton avis notre gamme de PC portables est bien positionnée au niveau des prix ».

  • Là non plus, ce n'est pas crédible.

  • Encore une fois, il ne s'agit que d'un exercice.

  • Peut-être, mais il me faut quelque chose de plausible pour que je puisse me sentir vraiment dans la peau du personnage.

Tom perd patience : « Puisque je vous dis qu'il ne s'agit que d'une simulation, on se moque que la phrase soit crédible ou non ».

  • Facile à dire. Comment voulez-vous que je sois pleinement investie dans votre exercice avec des éléments de ce genre ?

  • Alors, trouvez-moi quelque chose de vrai, du vécu, du crédible comme vous dites !

Le buste relâché contre le dossier de son fauteuil, les mains jointes contre son menton, Tom patiente. Voyant qu'il ne cèdera pas, Sandrine Leduc réfléchit quelques secondes puis lâche un « Ok » et marque son approbation d'un signe de la tête. Elle se lance : « Tu as vu l'annonce de la carte bourrée d'Intelligence Artificielle que Raspberry vient de sortir ? ».

  • Encore une obsession de journalistes ! répond du tac au tac le faux Pierre Tournier.

  • Je t'assure …

  • Tu cherches à m'enfumer en faisant passer Raspberry pour Nvidia.

  • Euh vous, tu…, balbutie Sandrine stupéfaite.

  • J'ai bien dit Nvidia.

  • Mais, que je sache, Nvidia n'a pas le monopole de l'IA dans les puces des cartes CPU.

  • Bon, tu es bien gentille avec tes certitudes à deux balles, mais j'ai du travail. Si tu pouvais me laisser …

  • Pauvre type !

  • Ok, stop ! Fin de la mise en situation. J'espère que votre dernière réplique s'adressait au vrai Pierre Tournier et non à moi, lance Tom afin de détendre l'atmosphère.

  • Bien entendu. Mais vous m'avez scotchée avec votre réponse sur Nvidia. Comment savez-vous cela ?

  • Pure coïncidence et surtout gros coup de chance : je suis tombé sur un gros titre en parcourant la presse ce matin. Il était question de l'époustouflant parcours boursier de Nvidia, qui aurait le monopole des cartes d'ordinateurs intégrant l'IA. J'ai l'impression que les médias n'ont d'yeux que pour cette société lorsqu'ils parlent de technologie. En réalité, je n'ai fait que répéter ce que j'ai lu, sans rien y comprendre.

Sandrine Leduc se rassied.

  • À mon tour d'être surpris, par la violence de votre réplique, le « Pauvre type ! ».

  • Désolée, mais j'étais tellement dans le jeu, que je commençais à sortir de mes gonds.

  • Heureusement que nous nous sommes arrêtés là, alors.

  • C'est possible.

  • À se demander ce qui aurait pu arriver ensuite.

  • J'aurais pu l'étrangler.

  • Cela tourne au fantasme.

  • Peut-être.

La séance se poursuit par quelques conseils que Tom prodigue à Sandrine Leduc qui l'écoute sans objecter la moindre remarque, ni démontrer la moindre marque d'appropriation. Et cela, jusqu'à la fin de la séance.

De retour à son bureau après l'avoir raccompagnée, Tom complète le dossier de sa cliente, comme il le fait après chaque consultation. Il confirme la faiblesse de ses progrès. Et comme à son habitude, il conclut par le mot le plus apte à résumer la situation. Celui qui lui vient immédiatement est « Patience ».

© 2022 par Stan Dell

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