-
Tu m’entends Damien ?
-
Bien sûr que je t’entends.
-
Que regardes-tu ?
-
Comme d’habitude, rien de spécial.
Un mug de café à la main, Damien se tient debout face à l’immense baie vitrée du grand appartement qu’il habite avec Claire. Paris s’éveille dans un élan bleu gorgé de promesses et bientôt le soleil caressera timidement les toits de zinc. Chaque matin, il se livre à ce rituel contemplatif, sa façon à lui de se connecter au monde. Ou de se déconnecter de son monde.
Son regard est attiré par l’immeuble d’en face. Une femme vient d’apparaître sur une terrasse. Il se trouve trop loin pour en avoir une vision nette. Il remarque tout de même la blondeur de sa chevelure ainsi que le blanc éclatant du haut dont elle est vêtue. Après quelques pas, elle se retourne et regagne l’intérieur de son appartement. Persuadé qu’elle va réapparaitre, Damien attend. Une minute plus tard, peut-être moins, peut-être plus, il la voit ressortir, un téléphone collé à son oreille. Elle parle sans discontinuer et avec conviction, comme en témoignent les gestes vifs de son bras droit.
-
Que disais-tu ?
-
Tu vois, tu ne m’écoutes pas, s’écrie Claire.
-
Désolé, je pensais à autre chose.
-
Je te demandais ce que tu en pensais.
-
De quoi au juste ?
-
De ce que je viens de te raconter pardi ! Tout ce que j’ai balancé à la figure de Cédric.
En face, la dame en blanc semble avoir terminé sa conversation téléphonique. Elle s’est immobilisée au milieu de sa terrasse. Comme par mimétisme, Damien ne bouge plus, le regard braqué sur elle. Il attend qu’elle se déplace, qu’elle esquisse un geste, il ne sait quoi exactement mais il attend. Soudain, elle se retourne et regagne l’intérieur de son appartement. Toujours immobile face à la baie vitrée, Damien s’efforce de revenir à une autre réalité, celle de sa discussion avec Claire.
-
Tu as eu raison de lui dire ses quatre vérités à ce petit arriviste.
-
Tu ne dis pas cela pour me faire plaisir au moins ?
-
Non, non, je t’assure. Tu l’as mouché comme il faut, ça lui apprendra.
-
D’accord, mais Cédric, c’est tout de même mon chef.
-
Je vois …
-
Que vois-tu ?
-
La machine à culpabiliser se met en marche.
-
Tu as peut-être raison.
La femme d’en face vient de rentrer, Damien tente de la suivre du regard mais sa silhouette finit par s’évanouir dans la profondeur de son séjour. À défaut de la voir, il cherche à se représenter son univers à partir de quelques détails qu’il parvient à percevoir.
-
Et que ferais-tu à ma place s’il revenait à la charge ?
-
À ta place … À ta place … Je ne sais pas vraiment, répond-t-il agacé par cette nouvelle intrusion de Claire dans ses observations.
-
Ça sert à quoi que je te raconte tout ça si tu ne cherches pas à m’aider ?
-
Laisse-moi réfléchir un peu au lieu de me mettre sous pression !
Soudain la dame en blanc réapparaît. Elle s’avance jusqu’au bord de sa terrasse et pose ses mains sur la balustrade en regardant droit devant elle. Damien est persuadé qu’elle l’observe et il en est troublé tout à coup. Ils demeurent ainsi tous deux immobiles, comme s’ils se toisaient l’un et l’autre. Il sent les battements de son cœur accélérer. Leur face à face hypothétique se prolonge, confortant Damien dans cette certitude qu’une connexion s’est établie entre eux. Et maintenant, elle s’en retourne une nouvelle fois. Après quelques pas, elle se retourne pour lancer un regard furtif dans la direction de Damien puis disparaît derrière la baie vitrée de son appartement.
-
Tu ne dis plus rien ? s’écrie Claire.
-
Tu voudrais que je te répondre, comme ça, à la seconde ? C’est fou comme tu peux être exigeante !
-
Je te parle de ma prise de tête avec Cédric et toi, tu restes planté là, à regarder je ne sais quoi dehors, le sage dans toute sa splendeur !
-
Ne sois pas si dure avec moi. Je te le redis, tu as très bien agi, répond-t-il agacé.
Alors attablée dans l’espace cuisine, Claire se lève et traverse l’immense pièce à vivre de leur appartement en longeant le canapé du salon. « Je te demande pardon, je suis injuste, mais tout cela me perturbe tant », dit-elle en s’approchant de Damien.
-
Tout cela ?
-
Eh bien oui, ce conflit avec Cédric.
-
J’ai cru qu’il y avait autre chose.
-
Que veux-tu qu’il y ait d’autre ? marmonne-t-elle troublée.
Damien reste immobile, le regard figé sur l’immeuble d’en face. À quelques pas derrière lui Claire ne dit plus rien. Un gouffre sépare leurs préoccupations du moment. Peut-être même un monde tout entier. Elle rompt le silence « Je dois partir, je vais être en retard ».
-
Je ne vais pas tarder non plus.
-
On se retrouve chez Bernard ce soir ?
-
C’est vrai, j’avais oublié, le groupe de parole. Quel est le thème de la réunion ?
-
Tu me l’as déjà demandé l’autre jour … C’est la liberté dans le couple.
Les réunions du groupe de parole sont un de leurs piliers de vie, comme elles le furent pour leurs parents respectifs. C’est également une institution pour la communauté des adorateurs de Génius, leur Dieu tout puissant. N’y entre pas qui veut. Seules les belles âmes habitées de gentillesse et pratiquant de manière assidue peuvent prétendre en faire partie et uniquement par les bonnes grâces d’un parrain ou d’une marraine.
C’est lors d’une de ces réunions que Damien rencontra Claire. Il venait tout juste d’être admis, sous le parrainage de Didier, un des plus ancien du groupe. Cela se passait chez Raoul, un de leurs plus fervents guides spirituels. Ce soir-là, on parlait de passion et Claire n’en avait pas manqué. Elle s’exprimait avec une verve débordante, citant, démontrant, argumentant. Sur tous les sujets, le travail, les loisirs, les relations aux autres, la vie. Tout au long de ses prises de parole, elle secouait une à une toutes les branches de son arbre à passions. Le visage illuminé d’un sourire extatique, elle alla jusqu’à déclarer que l’on devrait ériger la passion en cause salutaire de l’humanité, ni plus ni moins. Damien pour qui l’éloquence est un art majeur tomba sous le charme. Après cet épisode mémorable, il avait attendu la réunion suivante avec grande impatience.
Le moment enfin venu, on annonça que souffrante, Claire ne pourrait pas se joindre au groupe. Désolé de cette absence, il décida de l’appeler dès le lendemain. De fil en aiguille, ils devinrent de plus en plus proches jusqu’à quelques années plus tard, décider de convoler en justes noces.
Posté devant la baie vitrée, Damien porte son mug à ses lèvres et l’écarte aussitôt, dégouté par la froideur du café. Depuis le couloir, Claire lui souhaite une bonne journée et referme la porte d’entrée derrière elle. Il jette un coup d’œil à sa montre, il est presque 9 heures. Il décide de s’accorder deux minutes supplémentaires avant de partir travailler. Ses yeux ne quittent pas l’appartement d’en face.
Un quart d’heure plus tard, il s’en remet à l’évidence, plus rien ne se passera. Il décide de s’en aller lui aussi. Il s’empare de son téléphone abandonné la veille sur un fauteuil. Il constate qu’il a reçu un message. La vie reprend ses droits, le travail n’a que faire de ses observations matinales.
Dans l’ascenseur, il continue à penser à cette femme dont il est en train de devenir un observateur fervent et inattendu. Au cours de ses rituels matinaux il lui est arrivé souvent d’apercevoir du monde sur telle ou telle terrasse de l’immeuble d’en face. Jamais n’y a prêté plus d’attention qu’un regard distrait sur le théâtre de l’existence. Il n’a qu’une question en tête, pourquoi cet attrait soudain pour cette femme dont il ne sait rien et qui déjà nourrit son imaginaire ?
Dans le hall de la résidence, il prend connaissance du message qu’on lui a laissé. Gil, son boss, l’avertit que souffrant, il ne pourra participer à la réunion de suivi des projets de 10 heures 30.
Damien est chercheur pour le compte de la société VisioStream, une start-up spécialisée dans la mise au point de médicaments ciblant les troubles oculaires, un marché en plein essor. Néanmoins, ses propres recherches portent sur un tout autre domaine, l’atténuation des douleurs physiques par les ondes acoustiques. Il a toujours été étonné que VisioStream s’intéresse à ce point à un sujet aussi éloigné du cœur de ses activités. En quelques années il est devenu le grand spécialiste mondial de la génodique. Cette discipline encore peu répandue a été initiée par un certain professeur Sternheimer qui le premier découvrit l’influence des sons sur la vie végétale. Après de longs travaux de recherche, celui-ci démontra que certaines fréquences sonores savamment combinées entre elles pouvaient favoriser la croissance des plantes. L’idée que des notes de musiques puissent jouer un rôle déterminant sur des organismes vivants a rapidement nourri en lui tout un univers imaginaire. C’est ainsi que mu par une passion toujours plus grande, il œuvre depuis cette époque à la mise au point d’un dispositif qu’il a intitulé « fréquences actives », combinaisons plus ou moins complexes de sons capables d’agir sur le cerveau.
Plus tard dans la journée, installé à son bureau, il repense à sa discussion avec Claire. Il s’en veut de lui avoir manqué d’attention. Mais après tout, comment pourrait-il lui être utile dans ce conflit avec son responsable ? Claire est conseillère financière dans une agence bancaire du quinzième arrondissement de Paris. La banque est un milieu que Damien ne connait que par les anecdotes qu’elle lui rapporte le soir, lorsque de sa journée il ne lui reste que le goût amer des mauvais choix professionnels. Toujours les mêmes histoires de clients mécontents, de plaintes vis-à-vis des dates de valeurs, de frais de tenue de compte ou d’autres pratiques bancaires de ce genre.
Il se souvient de l’histoire de cette vieille dame à qui l’on avait prélevé des agios à la suite d’un découvert, procédé somme toute classique. Elle avait protesté avec une telle insistance que pour se débarrasser d’elle, Claire avait dû lui promettre que la banque lui restituerait les frais en question. Rien n’y fit, la dame refusa de quitter l’agence. De désespoir, Claire alla demander de l’aide à Steve, un collègue qui lui proposa d’user d’un stratagème imaginé ensemble un jour où ils avaient besoin de se détendre autour d’un café. La plaisanterie allait devenir réalité ou presque. De retour à son bureau, Claire annonça à la dame qu’elle allait appeler le PDG de la banque, the big boss en personne ! Après quelques faux semblants de mise en relation, elle exposa le problème au faux patron puis tendit le combiné à sa cliente. D’une voix grave et condescendante, Steve rassura la vielle dame en quelques phrases bien choisies. Impressionnée de voir son cas propulsé au sommet de la hiérarchie de la banque, celle-ci accepta enfin de quitter l’agence.
Damien reconnait qu’il n’aurait jamais pu exercer une telle profession dont la technicité s’efface au profit d’infinies circonvolutions psychologiques ou de manœuvres commerciales. Cette appréciation le conforte sans cesse dans son choix de consacrer sa carrière à ses fréquences actives. Avec elles point d’entourloupes ni d’états d’âme.
Il est un peu plus de 16 heures. Damien termine la lecture d’un mémo qu’un collègue de l’Université de Dublin vient de lui adresser. Il peine à se concentrer et doit sans cesse revenir en arrière pour comprendre ce qu’il est en train de lire. L’image de la dame en blanc de ce matin ne le quitte pas. Soudain une idée lumineuse lui vient à l’esprit. Il pourrait s’offrir un petit détour par son appartement avant de se rendre à la réunion du groupe de parole chez Bernard ce soir. Un tout petit crochet de rien du tout, juste quelques petites minutes. Peut-être pourrait-il apercevoir sa voisine mystérieuse.
Ce qui n’était qu’une simple idée se transforme peu à peu en un véritable plan. Il se met à calculer : 25 minutes pour se rendre de VisioStream à son appartement et 35 minutes pour gagner le domicile de Bernard où se tient la réunion. En admettant qu’il s’offre 15 petites minutes d’observation, il devrait quitter son bureau au plus tard à 18 heures 45. L’idée le séduit de plus en plus. Seule ombre au tableau, à 18 heures 30 il doit participer à une conférence téléphonique avec des chercheurs d’un institut partenaire.
Sans attendre, il rédige un message à tous les participants à la réunion. Il s’excuse de ne pouvoir être en ligne avec eux. Il hésite à l’envoyer car c’est la première fois de toute sa carrière qu’il se dérobe ainsi et ce sans la moindre once de culpabilité. C’est surtout ce dernier point qui le perturbe. Sans réfléchir davantage, il valide l’envoi de son message. Soulagé, il reprend la lecture du mémo en se promettant une concentration sans faille.
17 heures 45. Encore une heure. Il s’attèle maintenant à la rédaction d’un document commencé la veille. Il s’agit d’un point d’étape d’une expérience visant à atténuer d’intenses douleurs cérébrales par l’application de fréquences actives spécifiques.
18 heures 40. Il se lève et décide de partir sans même attendre l’heure prévue. Cinq minutes supplémentaires seront les bienvenues. Il sort de son bureau et se dirige vers l’ascenseur. Il croise Bertrand, un collègue du département juridique qui aussitôt l’apostrophe : « Tu tombes bien … ».
-
Pas possible, j’ai une urgence, tranche aussitôt Damien.
-
J’avais juste besoin d’un petit renseignement …
-
Désolé, on en reparle demain.
Dans la rue, il court vers la station de métro située au bout de l’avenue. Soudain il s’arrête net. « Tu te décommandes d’une réunion téléphonique pour aller mater ta voisine. Et en plus tu envoies balader des gens qui ont besoin de toi. Tu n’as pas le droit de faire ça ! » s’écrit-il. Sentant la honte le gagner, il fait demi-tour, en marchant cette fois. Ses pas sont lourds, comme si le tourbillon de ses pensées absorbait toute son énergie. Alors qu’il n’a parcouru que quelques mètres, une voix venue d’ailleurs résonne en lui : « Ne te laisse pas étouffer par la raison ! Les grandes et belles choses de la vie naissent toujours d’actes a priori irrationnels ». Il s’immobilise, hésite et finalement se décide à repartir de nouveau en direction du métro.
Il est exactement 19 heures 6 lorsqu’il arrive à son appartement. Sans prendre le temps de refermer la porte il se précipite vers son poste d’observation. Il est si pressé qu’à peine entré dans la grande pièce à vivre il est à deux doigts de glisser sur le parquet à l’angle de l’espace cuisine.
Il ne perçoit aucun signe de vie dans l’appartement d’en face. Qu’importe, il est persuadé que sa venue exprès sera récompensée, il ne peut en être autrement. Les minutes passent, il fait les cent pas, le regard constamment braqué dans la même direction.
Soudain il se fige comme le fauve prêt à bondir sur sa proie. Il vient de déceler un léger filet de lumière, elle vient de rentrer. En quelques secondes, tout l’appartement s’éclaire. Enfin il la voit passer, puis disparaître aussitôt. Il regarde sa montre : 19 heures 55. Il doit partir, il va partir, mais il ne part pas. Encore quelques petites minutes et il se rendra à la réunion du groupe de parole. Deux ou trois minutes, pas plus, c’est promis.

