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DIMANCHE 12 AVRIL

  • Café ou thé ?

Sonia ne répond pas. À l’étage, elle se prélasse dans un bain aux effluves de lavande ou peut-être de jasmin. Lavande ou jasmin ?  Fille du sud, elle a dû choisir la lavande.

Le petit déjeuner, c’est sacré, et quand c’est prêt, cela n’attend pas. Mais là, c’est prêt et il faut attendre.

Je n’ai pas l’habitude de patienter ainsi, inactif, d’attendre pour attendre. Alors, je me laisse envahir par une multitude de pensées, faites de tout donc de rien.

Dernier dimanche d’avril, premier soleil de printemps. Loin de moi les turpitudes de ma semaine de travail : la vente de l’immeuble de bureaux du quartier Opéra, le poker menteur avec un riche client russe et toutes les tracasseries administratives que ma société d’immobilier d’entreprise impose à l’ingénieur d’affaires que je suis. Encore plus loin de moi la guerre que Darcourt, adjoint rompu voire corrompu à l’urbanisme de ma petite ville de banlieue mène au conseiller municipal encore débutant que je suis.

Coup d’œil à la platine radio ; neuf heures trente-deux. Sonia me manque. Elle s’agitait tout à l’heure, vêtue de mon peignoir bleu, à la recherche de son téléphone. Elle fouillait nerveusement dans son sac à main puis regagnait l’étage d’une foulée légère. De nouveau de retour, et encore évaporée.

Mon regard se dirige vers l’aquarium et ses couleurs apaisantes, puis vers le plafond, les murs, les meubles, toutes ces parcelles du quotidien, que l’on voit sans vraiment les observer.

  • Café ou thé ?

Toujours pas de réponse à mes cris de qui je suis accro. Soudain, j’aperçois un petit rectangle blanc près de la porte. Je descends de mon tabouret d’observation. On dirait un carton. Non, un papier. Plutôt une enveloppe. Mes yeux le fixent. Dix pas plus tard, je me baisse; il s’agit bien d’une enveloppe. En me relevant, je la tourne, la retourne, deux fois, trois fois, façon éventail quand il fait chaud. Elle n’est pas cachetée. Je l’ouvre. D’un geste brusque j’extrais un bristol. Le texte saute à mes yeux :

«Sylvain, va voir ce film ! Il va changer ta vie. Il y a une séance à onze heures ce dimanche matin».

Je lis de nouveau ces mots faits de lettres aux jambes élancées et aux courbures agitées. « Sylvain » ; pas de doute, il s’agit bien de moi. On aurait très bien pu se tromper de palier. Cela me rappelle une vieille blague soviétique que racontait mon père: on demande à un moscovite sa définition du bonheur. Le type répond : « c’est lorsque l’on sonne à ma porte. J’ouvre et je vois deux agents du KGB. L’un d’eux me dit « Monsieur Mironov, veuillez nous suivre ». Alors, soulagé je lui réponds qu’il y a erreur. Mironov, c’est en face !».

Un film qui va « changer ta vie » ; il ne manquait plus que cela ! Et si je n’avais pas envie de changer de vie …

Dans l’enveloppe il y a aussi un carré de papier jaune avec une mention inclinée à quarante cinq degrés (à vue d’œil) : « Avant-première ». Plus bas un titre en gros caractères : « LA QUADRATURE DU CERCLE ». Un sous-titre : « L’amitié à l’épreuve du temps». Un film réalisé par un certain Marc Lindberg. Je ne connais ni le film ni l’homme. N’est pas cinéphile qui veut, ou plutôt est cinéphile qui fait tout pour l’être, ce qui n’a jamais été mon cas. Il faut dire que j’ai tendance à m’endormir au cinéma. La salle où le film est projeté ne me dit rien non plus : le Lucernaire, rue Notre-Dame des Champs, sixième arrondissement de Paris.

Je reviens vers mon tabouret et d’un geste du poignet, façon lancé de frisbee, j’expédie l’enveloppe sur le comptoir de la cuisine.

  • Café ou thé ?

Pas de réponse de ma petite amie. Insupportable attente. Un magazine dépasse de son sac à main posé au bout du comptoir de la cuisine. Le bras tendu à l’extrême, je le soulève légèrement. Le titre en première page m’interpelle : « Votre vie n’est faite que de choix ! ». Je me saisis du magazine que je feuillette rageusement jusqu’à la page concernée. Début de l’article : ce qui nous arrive ne serait que la conséquence de nos choix. Les empêcheurs de tourner en rond, les tracas tueurs de bonheur, et même les petits cadeaux de la chance les jours où ça rigole, tout y passe. Tout.

Aurais-je choisi mes tracasseries de ma semaine de travail ? Il paraît que oui. J’aurais choisi mon métier pour ses avantages tout en acceptant ses contraintes, pour le meilleur et pour le pire, pour les pleurs et pour les rires. Monsieur le vendeur de certitudes, aurais-je aussi choisi le temps qu’il fait ce matin, l’air que je respire, le jour de ma naissance il y a quarante ans, onze mois et quelques jours ? J’y pense, c’est bientôt mon anniversaire … Et cette invitation venue de nulle part et remise par personne, l’aurais-je choisie elle aussi ?

Je parcours tous ces poncifs écrits à la hâte par un journaliste spécialiste de tout, expert en rien. Mes yeux tombent sur un petit rectangle d’en bas de page : le commentaire du sociologue de service, caution scientifique et joli coup de pub pour ce faiseur de sciences surhumaines. Il parle d’une histoire de dissonance cognitive. Je me prends au jeu. Il appelle cela le paradigme du libre choix. Des singes à qui l’on propose quelque chose à manger et qui choisissent autre chose … Je lis une seconde fois. On peut apprendre de ses choix sans forcément avoir fait le choix d’apprendre.

  • Café ou thé ?

Qui a déposé cette invitation ? La concierge ? Son chat ? Un voisin ? Un coursier ? Un oiseau entré par une fenêtre ? Et ce titre, « La quadrature du cercle ; l’amitié à l’épreuve du temps » … Et le tutoiement sur le bristol … Un ami qui me veut du bien, un copain qui ne me veut rien, un ennemi qui m’en veut bien ? Et l’écriture : homme ou femme ?

Des questions, encore et toujours. Et si j’écrivais dans une revue de psychologie : « votre vie n’est faite que de questions » ! Que seraient les choix sans les questions ? Je voudrais passer à autre chose mais certaines idées sont si tenaces, que la volonté de les chasser ne fait que les renforcer ; comme des douleurs tenaces. Cette enveloppe, c’est ma nouvelle rage de dent.

Sonia descend l’escalier. Enfin ! Même les marches sont heureuses ; elles en craquent de joie.

  • Tu m’as parlé ? demande-t-elle du haut de l’escalier alors que je ne la vois pas encore.

J’ai parlé, crié, hurlé … Rien n’y a fait. Mais tout va bien, elle arrive.

  • Oui ma chérie, je te demandais si tu voulais du café ou du thé !

  • Tu as du choix en thé ?

Je regarde.

  • Menthe, Darjeeling, Earl Grey.

  • Alors ce sera un café allongé avec un peu de lait chaud, si tu veux bien.

Je saisis toute la délicatesse de ce « Alors ». Cinq lettres pour dire "mon pauvre, il faudrait peut-être que tu apprennes à recevoir à ton âge". Il est des mots qui portent en eux plus d’effets qu’ils ne comptent de lettres. Qu’importe. Sonia va apparaître et mettre un terme à ces interminables minutes d’attente. Je suis serein. Il y a juste cette enveloppe sur le comptoir, un petit caillou dans ma charentaise. Réglons le problème une fois pour toutes : je n’irai pas voir ce film. Et si l’article du magazine disait vrai ?

Sonia est en bas de l’escalier. Elle s’approche, passe derrière moi et m’enlace. Elle embrasse langoureusement ma nuque et ses mains caressent ma poitrine. Mes sentiments pour elle ne font que gravir l’escalier du bonheur depuis notre première rencontre.

C’était il y à une dizaine de jours, à la terrasse du Mac Mahon, un café branché situé sur l’avenue du même Mac, à deux pas des Champs-Élysées. J’étais attablé depuis près d’une heure face à Olivier avec qui je travaille depuis quatorze ans. Il y avait foule, comme tous les débuts de soirées. Des hommes, vêtus de costumes plus ou moins foncés et des jeunes femmes en tailleurs plus ou moins clairs conversaient bruyamment. Çà et là quelques midinettes blondes apportaient des touches colorées avec leurs tenues nettement plus tendance. Sur la table à ma droite, un carton en V retourné avec la mention « Réservée » suffisait à repousser les nombreux prétendants à cette heure de pointe.

Olivier était très bavard ce soir-là, ce qui est rare. Il me parlait d’une vente d’immeuble qu’il était sur le point de boucler au prix de délicates négociations entre un vendeur versatile et des acheteurs redoutables. Il avait dû agir vite et avec dextérité. Je l’imaginais dans sa tenue de Superman descendant des airs, suspendu d’une main au filin pendant d’un hélicoptère, le contrat de vente sous l’autre bras. J’écoutais, faussement admiratif. La collaboration ne va pas sans consentir quelques efforts.

Mon attention fut détournée par l’arrivée d’une grande et belle jeune femme. Elle marchait d’un pas voluptueux. Lorsqu’elle passa devant moi, nos regards se croisèrent une seconde, deux, deux secondes et demie ... Plus que de normal en tout cas. Ce fameux normal qui compare tout et ne mesure rien. Sans la moindre hésitation, elle prit place à la table réservée avec son carton en V tout retourné (comme moi). Ma discussion avec Olivier touchait à sa fin quand mon téléphone sonna. « Ne te gêne pas, je dois partir ! », dit-il avant que j’aie eu le temps de prendre la communication. C’était Rachel, l’assistante du Service administration de la mairie. Déjà debout, Olivier me saluait d’un signe et se dirigeait vers la serveuse, l’adition en main. J’appréciai cette délicatesse inhabituelle de sa part.

  • Monsieur Matel, c’est Rachel. Je ne vous dérange pas ?

  • Euh, oui, enfin non, pas trop. Je vous écoute.

  • Je vous appelle pour la réunion de la Commission des finances de demain soir à propos du Centre culturel. Nous avons un petit problème de salle.

J’observais ma nouvelle voisine. Je lui trouvais un charme fou souligné par l’harmonie colorée de sa robe bleue et de sa chevelure blonde. Rachel poursuivait : « La réunion qui devait se tenir salle du Conseil aura lieu en salle Vauban ».

La jeune femme devait sentir l’insistance de mon regard car elle tourna la tête vers moi et me sourit.

  • Vous m’entendez Monsieur Matel ?

  • Euh, non, enfin oui, très bien. C’est noté dis-je, réunion demain salle du Conseil.

  • Non Monsieur, ce n’est pas ce que je vous ai dit ! C’était initialement salle du Conseil, ce sera salle Vauban.

  • Pardon, salle Vauban. C’est noté.

  • Je vous souhaite une bonne soirée, Monsieur.

 « Vous avez l’air très demandé » lança ma voisine. Elle tenait dans ses mains le carton en V, la pointe vers le bas ; double symbolique. Le V rétabli à l’endroit me renvoyait au mot « Victoire » et je voyais dans la mention « Réservée » qui apparaissait maintenant à l’envers, le signal que cette femme ne réservait plus son cœur à un autre.

  • Cela m’arrive, répondis-je.

Je trouvai ma réponse d’une pauvreté affligeante. Pour conserver le fil, j’ajoutai, sans plus de profondeur: « Vous venez souvent ici ? ».

  • Cela m’arrive aussi, entre deux voyages. J’aime cet endroit.

  • Moi également répliquai-je, afin de ne pas être en reste, à défaut d’être entier (c’était la première fois que je fréquentais ce bar).

On évoque souvent les grandes rencontres de sa vie en les affublant des qualificatifs les plus élogieux. On oublie de préciser qu’avant d’emprunter à la magie, elles naissent de la façon la plus laborieuse qui soit. Après les « on a de la chance avec le temps qu’il fait» et les « c’est vrai que c’est sympa ici », nous nous mîmes peu à peu à élever le niveau de nos échanges : nos vies d’ici, nos goûts d’ailleurs et le temps qui passe. Nous bavardions depuis déjà plus d’une heure. Je l’invitai à dîner.

Nous passâmes une soirée formidable. Sonia parlait. De culture, de voyage, de sa passion pour les fleurs. Comme elle ne me disait rien de son métier, je lui posai la question. Elle était (elle est toujours), ingénieur commercial dans une société de location de bateaux de luxe basée à Monaco. Elle partageait son temps entre la Principauté, Paris, Londres et Los Angeles. Sonia parlait et écoutait, se montrant captivée par ma vie, mon travail, mon implication au Conseil municipal.

Premier dimanche de printemps. Sonia prend place à ma gauche. Elle porte à ses lèvres la tasse de café que je lui ai servie à défaut d’un thé comme il faut. « C’est le courrier du matin ? » me demande-t-elle en me montrant la fameuse enveloppe sur le comptoir.

  • On peut le dire oui.

  • Un mot doux déposé par une admiratrice, continue-t-elle malicieusement ?

  • C’est une invitation pour un film dont je n’ai jamais entendu parler, d’un réalisateur qui m’est inconnu et que l’on joue dans un cinéma où je n’ai jamais mis les pieds.

  • On t’invite au cinéma, toi ? Tu fais partie des peoples !

  • On a glissé cela sous ma porte, sans prévenir, sans sonner, ni vu ni connu … Pourquoi ris-tu ?

  • Parce que je t’imagine à trois heures du matin, réveillé par les coups de sonnette insistants d’un livreur d’invitations. Pas sûre que tu apprécierais … Je peux ?

Je lui tends l’enveloppe. Elle en extrait le contenu.

  • Une avant-première en plus …

Elle en lit à voix haute tous les détails et finit par la mention personnalisée.

  • Eh bien, changer ta vie, rien que ça !

  • Avoue que c’est troublant, non ? Et puis ce titre « La quadrature du cercle », « L’amitié à l’épreuve du temps » …

  • C’est sympa comme titre ! La quadrature, le cercle, l’amitié. Tu mélanges le tout et il en sort un cercle de quatre amis.

  • C’est drôle.

  • Drôle? Cela ne se voit pas sur ton visage en tout cas.

  • Je pense à PYMS, mon petit cercle d’amis.

  • Pim’s ? Comme les gâteaux nappés de chocolat ? J’adorais ça quand j’étais gamine.

  • Non, PYMS avec un Y et tout attaché.

  • Comme le Y de Sylvain ?

  • Oui, enfin presque. PYMS, comme Pascal-Yvan-Manuel-Sylvain, notre bande de potes. On se connaît depuis nos années de prépa à Nice. Ça commence à dater !

  • Tu te la joues ancien combattant !

  • La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était il y a presque dix ans lors d’un dîner. Je bossais à Paris depuis quatre ans et eux venaient tout juste de prendre des postes à l’étranger. Conscients que l’éloignement géographique nous empêcherait de nous rencontrer régulièrement, nous nous sommes fixés un challenge de fous.

  • C’est quoi un challenge de fous ?

  • De ne pas nous revoir avant dix ans jour pour jour.

  • Dix ans ?

  • Oui.

  • C’est dingue !

  • Oui et c’est bientôt …

  • Quand ?

  • Le deux septembre.

  • En effet !

  • Et ce n’est pas tout. Pendant les dix ans en question, tout contact est défendu. Téléphone, courrier électronique, pigeon voyageur, bouteille à la mer. Rien.

  • Vous allez en avoir des choses à vous raconter le deux septembre.

  • Plein de choses en effet. C’est Manuel qui a eu cette idée de dingue. Sur le coup, dans l’ambiance du repas un peu arrosé, je ne me suis pas vraiment rendu compte à quoi nous nous engagions. Mais aujourd’hui le plus dur est fait !

  • À quatre mois et demi du but, je confirme. Vous y êtes presque.

  • Je suis très impatient à l’idée de les retrouver.

Je vois Sonia sourire. « À quoi penses-tu ? »

  • J’essaye de m’imaginer dans un deal de ce genre. Ne plus voir mes copines, ni leur parler pendant dix ans.

  • Et alors ?

  • Alors, tu oublies ça tout de suite, quelle horreur !

  • Bref, tout cela ne me dit pas d’où vient ce truc, dis-je.

  • Quelqu’un qui te connaît.

  • Nous progressons ! Quelqu’un qui me connaît et qui m’adresse cette enveloppe anonyme, comme cela, sans me prévenir …

  • Parmi tes relations proches, ta famille. Tiens, ton frère !

  • Pierre s’est envolé avant-hier pour un voyage de deux semaines au Brésil.

  • Tu n’as rien reçu, pas un email, un SMS, un message téléphonique pour te prévenir ? Vérifie !

  • Quoi qu’il en soit, je n’irai pas voir ce film.

  • Pourquoi ?

  • C’est mon choix.

  • Ah les choix, dit-elle ! Tu sais, nos vies ne sont faites que de choix.

Surtout ne pas entrer dans ce débat. Ne pas lui dire qu’elle a lu cela dans sa revue de psychologie. Ce serait comme lui avouer que j’ai fouillé dans son sac. Elle se lance : « Tous nos actes, des plus futiles aux plus importants relèvent de choix que nous faisons consciemment ou non ». Je m’attends à une version parlée de l’article. Reprendre la main, tout de suite, là, maintenant. Il y a urgence.

  • Eh bien, je te le dis consciemment, je n’irai pas.

  • Je comprends ta position et je la respecte. Je veux simplement que tu saches qu’en agissant ainsi tu risques de passer à côté de quelque chose de marquant. Il arrive que l’on se fabrique tout un tas d’a priori à propos de situations à venir. Souvent à tort, car au bout du compte, il finit par en ressortir de bonnes choses. Il nous est arrivé à tous de nous rendre à une invitation à reculons et d’en revenir absolument ravis. Pour moi, l’intensité de ton refus est un signe prémonitoire de l’importance de ce film pour toi. C’est pour cela qu’il faut que tu y ailles.

Impressionné par un tel plaidoyer, j’ai envie d’applaudir. Je me retiens ; je ne voudrais pas provoquer une scène dans notre ménage qui n’en est pas encore un.

  • Ça sent la farce. Parlons d’autre chose ! dis-je.

  • Je te croyais plus curieux que cela. Fais confiance au destin, à ce quelqu’un qui te veut du bien !

  • Du bien, du bien, tu vas un peu vite en besogne, non ?

  • En tout cas, je trouve cela très excitant. J’ai vraiment envie de connaître le fin mot de cette histoire.

  • Tu parles d’une histoire !

  • Vas-y, pour moi, dit-elle avec un sourire attendrissant !

  • Non, c’est non !

  • En plus, c’est une avant-première. Un vrai évènement avec des invités, une salle remplie de cinéphiles avertis. À la fin de la projection, tout le monde se lève comme un seul homme. Le réalisateur venu parler de son film monte sur la scène sous d’interminables applaudissements. Il est très ému par un tel accueil. Face à la salle, il tend les mains, les paumes vers le bas et par de petites oscillations de ses bras, en appelle au silence. Mais ses gestes ne sont que simulations car il se nourrit de ces marques de reconnaissance, personne n’est dupe. Puis la salle calme. Une première question, posée par un fan de la première heure, puis une deuxième, une troisième, et d’autres à la suite, encore et encore. À chaque fois, notre héros du jour jette toutes ses émotions dans ses réponses, clamant que ce film est son meilleur film, qu’il n’a jamais ressenti une telle osmose avec les acteurs et que c’est d’ailleurs en pensant à eux qu’il a écrit le scénario. Il redira tout cela à l’avant-première de son prochain film, et du suivant, et ainsi de suite. Puis Monsieur Loyal de la cérémonie s’emparera du micro : « Merci pour toutes vos questions, aussi pertinentes les unes que les autres. Je vous propose maintenant de poursuivre cet échange autour d’un cocktail ». Tu te diriges vers le buffet, dans une salle voisine et à toi le champagne et les petits fours.

  • Champagne, petits fours … Pourquoi pas le feu d’artifice, le philharmonique et l’envoyé spécial en direct sur CNN tant que tu y es !

Sonia m’a convaincu. J’irai voir ce film. Elle le veut, je le sais ; à l’expression de son visage et à la fougue de ses propos. J’ai envie de lui faire plaisir mais je m’amuse à la voir ainsi dérouler devant moi le tapis fleuri de ses arguments. Sa ténacité décuple la portée de son charme.

« S’il te plait, rien que pour moi, tu me raconteras … », me dit-elle avec une moue à peine souriante, dévoilant ainsi qu’elle est arrivée au bout de ses arguments. Je dépose les armes.

  • Bon, c’est d’accord, j’irai. Pour toi.

Elle se penche vers moi et m’embrasse. Dans une ultime tentative d’introspection, j’essaie de comprendre ce revirement. La vie, les choix, les décisions, le mal que l’on se donne pour les prendre et surtout pour s’y tenir ; quelle source inépuisable d’articles pour tous les sociologues, pédagogues et autres « quoiquologues » !

  • Sylvain chéri, le film est à onze heures, c’est cela ?

  • Il paraît.

  • Vu que mon avion décolle à treize heures, nous allons appeler un taxi pour Orly. Nous lui demanderons de passer par le cinéma où il te déposera et je continuerai vers l’aéroport.

  • Bien vu !

Toute demande commençant par « Sylvain chéri » …

*

Dix heures trente passées. Sonia se tient debout les bras croisés sur le palier, son grand sac de cuir noir à l’épaule. À la volée je me saisis de ma veste abandonnée la veille sur le fauteuil. Je ferme la porte de l’appartement et nous voici partis.

Dehors, les passants paraissent joyeux, on est dimanche matin. La convivialité du parisien grandit au fil des jours de la semaine. Si je lui appliquais une note, ce serait un pour la tête d’enterrement du lundi et six pour la face détendue du samedi. Détendue, pas souriante, n’exagérons rien ! Paris n’est ni l’Afrique ni le Brésil, ni la Chine profonde. Une amie qui voyage beaucoup m’a rapporté que les gens ont toujours le sourire là-bas. Peut-être ne produisait-elle ses observations que le samedi après tout, ce qui ne peut lui valoir le titre d’ethnologue du dimanche. Et pourtant … Car nous y voilà : pas de sept dans mon échelle de l’humeur du parisien. Jour sacré et sacré jour, le dimanche recèle un condensé inversé des six premières journées de la semaine. Le matin, place à la détente, comme un samedi. Ensuite, plus on avance dans la journée, plus l’humeur se fait bougonne pour s’achever par le blues bien connu du dimanche soir. Et voici l’indice de la convivialité à son plus bas niveau.

Le temps est superbe. Un soleil à se balader au bord de la mer. Malheureusement, la mer n’arrive pas jusqu’à Paris, même les jours de grandes marées. Je me serais volontiers contenté d’une virée dans un parc, mais ce qui est promis est promis. Nous arrivons à la station de taxi de l’avenue d’à côté. J’ouvre la portière de la Mercedes stationnée en tête de file. Sonia s’installe ; je fais de même. Elle pose sa main sur ma cuisse. J’adore.

  • Cinéma Lucernaire, rue Notre-Dame des Champs, s’il vous plait. Ensuite, Madame poursuivra vers Orly si c’est possible.

  • Pas de problème, ça roule ! répond le chauffeur. Belle journée n’est-ce pas ?

 « Oui, pas mal ». Trois mots, un ton sec et le point final de non-recevoir en cadeau. Trois mots pour dire « j’ai mieux à faire que me livrer à d’inutiles échanges à caractère météorologique ou à de futiles joutes pseudo-philosophiques sur l’état de la société ». Il est des expressions qui portent en elles plus d’effets qu’elles ne comptent de mots.

Alors que chaque jour des millions de cinéphiles avides d’évasion et de sensationnel se précipitent vers leur salle favorite, je suis le seul individu au monde à me rendre à une projection à reculons. Me voici en route vers un rendez-vous irréel, prisonnier de mes promesses, convoqué par une conscience anonyme. Les vitrines défilent le long des rues. Le taxi s’engouffre dans l’avenue de la Grande Armée puis se jette dans le vortex de la place de l’Etoile. S’ensuit une descente sans histoire des Champs-Élysées. Dix heures cinquante-cinq. Nous arrivons rue Notre-Dame des Champs. La voiture s’immobilise devant un bâtiment à la façade plutôt austère.

  • C’est ici, annonce le chauffeur.

Je prends Sonia dans mes bras et l’embrasse longuement.

« Tu vas être en retard, finit-elle par me souffler».

  • Quand reviens-tu de Monaco ?

  • Jeudi matin.

  • Tu as la clé de l’appartement maintenant. Tu sais que tu y es chez toi.

  • Je te promets que je n’irai pas à l’hôtel, dit-elle en riant, sûrement pas !

  • Je t’aime.

  • Oh ! Moi aussi.

Aucun doute que Sonia aurait préféré recevoir cette première déclaration autrement qu’à la va-vite. L’anxiété libère parfois les sentiments dont le cœur ne sait que faire.

Aucune des affiches placardées au dessus de l’entrée ne fait mention DU film. En m’engageant dans le long couloir qui mène au cœur de l’établissement, je me retourne. Le taxi est toujours à l’arrêt. Je me dis que Sonia a demandé au chauffeur de ne pas partir avant de me savoir à l’intérieur, telle une maman qui  accompagne son petit garçon à l’école pour la première fois. J’adresse un signe penaud de la main en direction de la voiture.

 Au bout du couloir, je pénètre dans un petit hall plutôt sombre. Sur la gauche, une enfilade de tables présentent des dizaines de livres du septième art qu’un jeune homme d’une vingtaine d’années s’affaire à aligner. Enfin, je découvre un signe figuratif du changement promis de ma vie : entre deux portes de service, une affiche posée sur un tréteau. Sur un fond jaune tout juste brouillé par une nébuleuse d’un jaune à peine plus foncé, quatre hommes posent sur des plans décalés. Le titre en lettres mauves occupe tout le haut de l’affiche. Un bandeau de papier blanc collé dans l’angle supérieur gauche annonce l’avant-première en lettres rouges.

Je me dirige vers un comptoir situé sur ma droite. Une femme grande et maigre rend sa monnaie à une cliente tout en pestant contre le montant du billet qu’elle vient d’encaisser. Je l’entends compter une à une en les posant fermement devant elle les coupures de dix et de vingt euros, comme un joueur de belotte frappant de son poing le tapis vert en s’écriant « belote, rebelote et dix de der !». Enfin débarrassée de sa cliente, elle m’adresse un bonjour pincé.

  • Je viens pour ce film, dis-je en lui tendant le papier jaune de l’invitation qu’elle semble découvrir.

  • Oui, c’est vrai ! Prenez la porte là-bas, près du jeune homme, répond-t-elle en me montrant son collègue en charge de l’alignement des livres.

Je traverse de nouveau le hall. Je passe à côté d’un petit groupe, trois hommes et une femme engagés dans une discussion animée. Je tends l’oreille. Ils parlent de réseaux de distribution, de semaines de projection, de subventions. La porte désignée par la guichetière est d’une lourdeur à écœurer le plus mordu des cinéphiles. J’en viens à bout après deux tentatives. Un minuscule corridor, quelques pas et à nouveau une porte (moins lourde), un escalier, une dizaine de marches, à droite, une autre porte. Enfin, je découvre une pièce en forme de cube, meublée d’une vingtaine de rangées de fauteuils. Une salle d’un autre temps qui me rappelle un cinéma que je fréquentais dans mon enfance. Je ne vois personne. Je descends l’escalier qui me rapproche de l’écran. J’arrive à la hauteur du premier rang. Trop près. Je remonte l’escalier. Trop loin. Abondance de biens ne nuit pas à l’indécision. Je choisis la cinquième rangée, un siège en bordure d’allée.

Après cinq bonnes minutes d’attente, je me retourne. C’est le vide total. On va jouer ce film pour moi, rien que pour moi. Étrange avant-première … Pour la première fois de ma vie, je vais goûter au privilège de ne pas endurer les coups de genoux lancés dans mon dossier par un spectateur de la rangée de derrière ou les toussotements éclatant ça et là dans le noir de la salle. Sans parler des grignotages goulus des popcorniphages aux cuisses lestées d’immondes seaux en carton. Une première d’avant-première. Pour ce qui est de l’ambiance, rien à voir avec les frémissements festifs décrits par Sonia tout à l’heure.

Le rideau s’écarte et les lumières de la salle s’essoufflent, capitulant pour de bon en quelques secondes. Première scène du film : un dîner dans une salle de restaurant, style bistrot parisien, baignée d’une lumière usée par les années. Les murs couleur coquille d’œuf sont ornés d’une multitude de portraits encadrés. Seuls quelques bruits de vaisselle et quelques chocs de bouteilles me parviennent distinctement dans un nébuleux vacarme de discussions.

Zoom de la caméra sur une table occupée par quatre hommes d’une trentaine d’années. Leurs voix prennent peu à peu le dessus sur le brouhaha ambiant. Ils rient aux éclats, se coupent la parole, rient à nouveau, se tapent dans les mains. Un serveur leur apporte une nouvelle bouteille de vin. Le convive placé à droite prend la parole : « Cela me rappelle Demouge, notre prof de finances. Le pauvre homme s’était mis en tête de nous parler de ses ratios de gestion chéris un vendredi après midi. Tout le monde ne pensait qu’à une chose, se tirer en week-end. Il a terminé tout seul dans l’amphi ».

Les saillies relatant les souvenirs de cours, les histoires de potaches et d’autres faits d’armes s’enchaînent. J’espère que le banquet des anciens ne va pas trop durer. Mon scepticisme m’amène à préjuger la suite de cette séance, mon manque de motivation forge mon intolérance, mon engagement nourrit ma patience.

Puis le dîner du club des quatre touche à sa fin. Les dernières invectives fusent de tous bords.

  • Vous croyez que nous pourrons remettre cela un jour ?

  • Je te rappelle que nous vivons maintenant aux quatre coins du monde. Il faut se rendre à l’évidence, cela ne se fera pas de si tôt.

  • Et si nous organisions un repas annuel à tour de rôle dans le pays de chacun ?

  • Je pense que nous risquons de nous perdre de vue à ce jeu-là. Prenons les devants. Mieux vaut assumer de nous voir moins souvent et de garantir nos rencontres. Je vous propose un truc de fous : nous retrouver ici-même, dans ce restaurant, à cette table, dans dix ans. Vous savez comme dans la chanson.

  • Encore plus fou, coupons carrément les ponts entre nous d’ici-là. N’est-ce pas la plus belle façon de bétonner notre amitié ?

  • Excellent ! Imaginez nos retrouvailles dans dix ans, lorsque nous nous verrons entrer les uns après les autres dans ce restaurant, cheveux un peu grisonnants, petites rides au coin des yeux et légers embonpoints. Et que seront alors nos vies ? Patrons, chefs de famille, artistes ou que sais-je encore ? Quel dîner en perspective, je m’en réjouis à l’avance !

Quels copieurs ! Le même défi que notre petit groupe PYMS s’est lancé. Il paraît que lorsque l’on croit avoir une idée géniale, trois autres personnes au moins dans le monde l’ont elles aussi. On est persuadé que cette trouvaille est unique, jusqu’au jour où, au hasard d’une recherche, d’un ouï-dire ou d’une flânerie, elle apparaît sous une forme ou une autre. Ce jour-là, il faut se rendre à l’évidence : l’idée du siècle existe déjà. Se pose alors la question de l’émergence de cette soi-disant pépite de l’imagination : recréation ex nihilo ou restitution inconsciente d’un déjà vu ou entendu que l’on croyait avoir oublié ?

Le jeune homme filmé de dos, se lance dans une série d’interrogations : « et si le restaurant n’existait plus dans dix ans », « et si l’un de nous ne pouvait honorer le rendez-vous, se trouvant à l’hôpital par exemple », « et si l’un de nous souhaitait rompre le pacte », et si, et si … ? L’excitation aidant, toutes ces questions trouvent rapidement réponses. Dans un mouvement spontané, les quatre mains droites se joignent au centre de la table, façon de sceller symboliquement l’engagement décennal fraîchement pris. L’un des convives entonne la chanson de Patrick Bruel, « Rendez-vous dans dix ans, même jour, même heure, mêmes pommes ». Il est rapidement suivi par ses trois complices.

Il se fait tard dans ce restaurant déserté par tous ses clients, excepté par les quatre lurons qui, forts de leur bail décennal, ont quitté leur table et s’étreignent près de la porte. L’euphorie a laissé place à la gravité. Émus, ils n’ont qu’une expression à la bouche : « À dans dix ans !» ...

 

© 2022 par Stan Dell

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