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  • Maman, le type en costume noir, en face …

  • Je le vois et alors ?

  • Deux fois qu’il nous prend en photo.

  • Que veux-tu, nous sommes des stars ici ! répond Juliette en riant.

  • Moi ça me fait flipper.

  • Du calme, on est au Japon ici, pas en Corée du Nord !

Juliette et sa fille Chloé viennent tout juste d’en finir avec un interminable vol, comme si Mercure, le dieu des voyages avait voulu leur démontrer que Tokyo se trouve vraiment très loin de Paris. La fatigue qui pèse sur leurs épaules n’a pas atteint leur excitation d’arriver en ce pays énigmatique. La quiétude et l’ordre qui règnent dans les halls immenses de l’aéroport Haneda les subjuguent.

D’un pas lourd, elles suivent les indications de la gare ferroviaire où elles embarqueront en direction du centre de Tokyo. Elles y retrouveront Romuald arrivé la veille d’un voyage d’affaires en Chine. Le couple et leur adolescente de fille s’apprêtent à passer douze jours au pays du soleil levant. Juliette adore voyager. Lorsque l’envie de partir la taquine, il lui arrive de feuilleter les pages de son passeport et à chaque tampon de douane d’un pays déjà visité, une multitude de souvenirs imagés lui reviennent. À chaque fois, elle se demande pourquoi la marque officielle du Japon n’y figure toujours pas. « Il y a un temps pour tout » est la seule réponse qui lui vient. Ce temps est arrivé, elle va enfin assouvir son rêve et en famille. Elle est comblée.

Elle attend beaucoup de ce voyage. Au-delà de l’émerveillement des yeux, elle est persuadée que les temples fabuleux et les paysages sublimes qu’elle s’apprête à découvrir donneront écho à sa quête d’exploration intérieure. Tant de choses se bousculent en elle depuis quelques mois, son devenir professionnel, ses projets, ses idéaux, sa vie de couple, son rôle de mère. Un grand saut dans l’inconnu nippon pour repenser toute une vie, la barre est haute ! 

Dans le train, Juliette et Chloé ne manquent rien du spectacle qui défile comme un documentaire à l’écran de la fenêtre. Les habitations leur paraissent parfois si proches qu’elles pourraient presque les toucher en tendant le bras à l’extérieur. L’ancien côtoie le récent, le géant écrase le modeste, le gris atténue les couleurs. Parfois le train s’aventure sous plusieurs ponts métalliques enchevêtrés par nécessité les uns au-dessus des autres. Par le charme d’une allure défaite, aucune unité ne se dégage de cet agglomérat de constructions et la densité des édifices rappelle aux visiteurs que la seule possibilité d’expansion de la ville se trouve dans la dimension verticale. Juliette se sent envoutée par ce spectacle qui lui renvoie comme un écho déformé des multiples paradoxes de son être. « Si j’étais une ville, je serais Tokyo » se dit-elle.

Elles arrivent une heure plus tard dans le hall du Park Hotel, dans l’arrondissement de Ninato. Dès qu’il les aperçoit, Romuald se précipite à leur rencontre. Heureux de les retrouver, il conduit « ses filles » dans leurs chambres situées quelques étages plus haut où elles voudraient au moins prendre le temps de se relaxer un peu. Impatient de plonger dans le bouillonnement de cette ville inouïe, Romuald s’emploie à mobiliser sa petite équipe.

Dehors, ils entament leur déambulation dans les rues du quartier, sans cesse pris de surprise par les façades improbables des immeubles. Des milliers de passants aux visages sans expression glissent sur les trottoirs sans jamais se frôler. Les yeux de Juliette sont à chaque instant attirés par la forme des bâtiments, ces mouvements architecturaux hors du commun. La fatigue du voyage a fait place à une douce euphorie de la découverte. Elle est convaincue que cette merveilleuse promesse de dépaysement lui sera bénéfique. Elle observe Chloé qui sans l’avouer semble ébahie par ce décor urbain explosif. Elle espère que pour elle aussi cette parenthèse nipponne marquera une nouvelle étape de son développement. Admirative, elle sourit en voyant Romuald à l’affut de la moindre pépite visuelle. Elle retrouve en lui l’enfant qu’il devient à chacun de leurs voyages.

Lorsqu’ils regagnent leur hôtel, Tokyo et la nuit ne font plus qu’une depuis longtemps. Juliette retrouve Chloé dans sa chambre pour le rituel du coucher. Comme chaque soir depuis toujours, elle prend plaisir à improviser une histoire pour elle. C’est leur moment privilégié à toutes les deux, le petit vent repoussant les nuages qui trop souvent font de l’ombre à la relation entre une mère soucieuse de tenir son rôle le mieux possible et sa fille trop souvent convaincue du contraire.

L’histoire terminée, Juliette regagne la chambre parentale. Sur le lit elle aperçoit une enveloppe à laquelle Romuald n’a visiblement pas prêté attention. Elle l’ouvre et en retire un bristol. « Chéri, nous voici au pays des haïkus ! », dit-elle à son mari et d’une voix cérémoniale :

Tes yeux vers le ciel

L’air nourri de mille bruits

La contemplation

« C’est beau, s’exclame Romuald en se dirigeant vers la salle de bain. Les japonais ont le sens de l’accueil ! ». Lorsqu’il rejoint Juliette dans la chambre, elle s’est effondrée de fatigue sur leur lit.

© 2022 par Stan Dell

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