Jour 1 ou presque
-
« Je t’aime ! » s’exclame Raoul à Sofia qui lui répond par un éblouissant sourire. Ils se regardent en silence, leurs yeux en disent plus que n’importe quels mots. Et pourtant, Dieu sait le pouvoir des mots. Il lui dit « Je t’aime ! » à nouveau. Il se sent frustré de ne pas entendre la même phrase de la bouche de Sofia. Il n’en dit rien, il serait dommage de troubler la quiétude de ce moment si particulier. Main dans la main, ils reprennent leur marche.
C’est leur dernière promenade en forêt, leur dernier moment ensemble avant longtemps. Le confinement du pays est imminent. Dans moins d’une heure, à partir de midi exactement, ce sera chacun chez soi. Seules les sorties à caractère exceptionnel seront permises et encore, sous conditions. Les promenades amoureuses n’ont pas été retenues au rang des raisons d’exception.
Ils marchent en silence, tiraillés par l’angoisse de cette inéluctable séparation. Combien de temps durera-t-elle ? Plusieurs jours, plusieurs semaines, plus peut-être, ils n’osent y penser, encore moins en parler. Raoul voudrait tellement l’entendre ce « Je t’aime », là, maintenant, avant de se séparer.
Ne pouvant plus attendre, il s’arrête net et serre Sofia dans ses bras. « Pourquoi ne me dis-tu jamais je t’aime ? », lui glisse-t-il à l’oreille.
-
Je savais que tu me le demanderais, répond-t-elle en riant.
-
Tu ris mais je suis sérieux. Mets-toi à ma place, je me pose des questions.
-
Tu veux vraiment savoir ?
-
Si je te le demande …
-
Je ne suis pas encore prête à t’ouvrir à ce point mon cœur.
-
Raoul accuse le coup. Il ne sait que penser de cette réponse.
-
Tu ne m’aimes pas vraiment c’est cela ?
-
Je n’ai pas dit ça idiot !
-
Tu ne m’as pas dit non plus que tu m’aimais.
-
Je sais mais il ne tient qu’à toi que je le dise.
-
Je ne comprends pas. Quelque chose ne te convient pas dans ma façon de t’aimer ?
-
Au contraire, ton amour me fait fondre.
-
Que dois-je donc faire ?
-
Mon cœur est une forteresse que tu dois conquérir en faisant tomber le pont-levis qui alors le reliera au tien.
-
Je suis prêt à tout. Dis-moi où se trouve la roue qui commande ce pont ! répond Raoul, fermement décidé à jouer le jeu.
-
Dans un poème.
-
Mais encore ?
-
Celui que je considère le plus beau de tous les poèmes d’amour.
-
Donc ?
-
Si tu en devines le titre, mon cœur sera à toi.
-
Comment veux-tu que je le trouve parmi des milliers de poèmes d’amour écrits au fil des siècles ?
-
Je vais t’aider en te donnant des indices.
-
C’est-à-dire ?
-
Chaque jour de confinement, tu recevras un mot extrait de ce poème, jusqu’à ce que tu puisses le retrouver.
-
Un vrai travail de titan !
-
À toi de savoir si le jeu en vaut la chandelle, dit-elle en souriant.
-
Je suis prêt à relever tous les défis pour mériter ton cœur.
-
J’adore entendre cela ! tu sais quoi ?
-
Non, pas encore…
-
Je pense à quelque chose de très romanesque pour ce confinement : aucun appel téléphonique, sous aucun prétexte, un message chacun par jour.
-
Pourquoi si peu ?
-
Si après cela la passion est intacte, tout sera possible.
-
Banco. En attendant, un petit avant-goût avec le premier indice ?
-
Tu ne m’as pas écoutée. J’ai dit « chaque jour du confinement ».
-
Mais nous y sommes, cela commence officiellement dans moins d’une heure !
-
Demain !
Jour 2 - Réveil confiné
Au réveil, prendre son temps. Bien au calme, apprécier le moment présent et surtout, très important, ne pas se jeter sur son smartphone. Les nouvelles d’ailleurs, ou de nulle part attendront, tout comme les bavardages des réseaux sociaux. Tout cela, Raoul le sait parfaitement pour l’avoir lu dans un message de la municipalité intitulé « Les conseils pour un confinement heureux ». Mais ce matin, il n’en tient aucun compte. Les yeux tout juste ouverts, il se précipite sur son smartphone.
Pas de message. Il est encore tôt, c’est vrai. Alors il attend, allongé dans son lit, les bras repliés et les mains sous la tête. Il se demande pourquoi les plafonds ne sont jamais décorés dans les appartements modernes. Il trouve une réponse dans cette citation de Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ».
Il réfléchit à ce que pourrait être sa vie de confiné. Il vérifie encore, en vain. Il poursuit sa réflexion : pourquoi ne pas mettre cette période à profit pour changer ? Il ne sait pas encore quoi ni comment mais au moins, il a posé le sujet, ce qui est déjà bien.
Un peu plus tard, le message de Sofia arrive.
Bonjour Raoul,
J’espère que tu as bien dormi et que comme moi tu as fait de beaux rêves. En me réveillant, j’ai réalisé que nous n’allions pas nous voir pendant … je n’en dis pas plus. Hier en nous promenant, je ne m’en rendais pas vraiment compte. Allez, parlons d’autre chose !
Voici le premier indice qui doit te mettre sur le chemin de la découverte de mon plus beau poème d’amour. Ce sera donc le mot du jour : « Matin ». Surtout, ne t’imagine pas qu’il soit tout ou partie du titre de mon poème chéri. Ou peut-être si après tout, qui sait ? Voilà, j’espère t’avoir bien embrouillé.
Je t’embrasse tendrement.
Sofia
« Matin », le voici donc le premier mot du jour. Raoul l’a tant attendu qu’il ne sait vers quelle destinée poétique il pourrait le mener. Il scrute le long couloir de ses pensées mais ne voit rien arriver, comme si l’on avait aussi confiné ses idées. Soudain une étincelle éclaire son esprit embrumé : le roman de Pascal Quignard, Tous les matins du monde également porté à l’écran ...