top of page

 « La vanité consiste à vouloir paraître ; l'ambition, à vouloir être ; l'amour-propre, à croire que l'on est ; la fierté, à savoir ce que l'on vaut ».

Comte Rackzinski

                                                      

Des chiffres plein l’écran. Strictement alignés sur deux colonnes. Débit à gauche, crédit à droite. À chacun son camp, c’est du sérieux. Comme si l’extravagante pesanteur du monde reposait sur ces deux enfilades numériques.

Les petites recettes se mêlent aux grosses dépenses, plus souvent l’inverse ; tout va bien. Les euros s’affichent au regard froid de Stéphane Brizac, expert en comptabilité. C’est ce qu’il répond lorsque la question du métier qu’il exerce lui est posée. Dit avec conviction, « expert en comptabilité » cela impressionne le candide qui entend « expert-comptable ». Personne ne l’a jamais repris ou même questionné quant à la différence entre ces deux métiers ; on n’entend que ce que l’on pense reconnaitre.

Il regarde sa montre. Dans trois minutes, il sera midi. Sans raison particulière, ses yeux se fixent sur le nulle part jaunâtre du mur d’en face. Une question lui vient : depuis combien de temps exerce-t-il ce métier d’aiguilleur de chiffres ? Il se met à compter, la moindre des choses pour un comptable. Sauf que les comptables ne comptent plus depuis bien longtemps. Ils passent des écritures.

Seize ans ! Il n’en revient pas. Il vérifie. Exact. Seize, voilà ce que le destin a inscrit dans la colonne « passif » du bilan de son existence professionnelle. Presque la moitié de son âge, mesure désespérante d’un passé déjà perdu, deuil avéré de ses espérances dorées, élan pesant vers un long finish sans panache. Seize ans qu’il passe ses journées à picorer des chiffres sur des documents empilés dans des pochettes en carton et à les déverser dans les cases froidement numérotées du sacro-saint plan comptable.

Midi moins deux. Stéphane aurait aimé consacrer sa vie non pas aux écritures mais à l’écriture. L’oubli du pluriel rend le terme ô combien singulier. Adolescent, il se voyait chanteur. Parfois il s’emparait d’une télécommande en guise de micro, à l’époque on ne commandait pas la télévision par la voix, encore moins par la pensée comme cela commence à se faire. Il se lançait alors dans un récital endiablé devant des milliers de fans imaginaires. Récemment, il connut son époque acteur. Avant certaines réunions, il se jurait de se mettre dans la peau d’un autre, de rendre sa voix plus grave, sa posture plus droite, son regard faussement vrai. Il s’agissait de s’inspirer d’un de ses anciens professeurs, un monstre d’autorité naturelle. Mais dès ses premières phrases, toutes ces résolutions glaçantes fondaient devant l’impératif de nécessité, le laissant en prise avec lui-même. Il aurait aussi aimé embrasser une carrière d’architecte et inventer sans scrupules les merveilles du futur. Ou devenir pilote de ligne et relier sans frontières les vestiges du passé. Bref, un homme en vue, connu et reconnu. En vue et en vie. Tant de mirages que ses velléités les plus folles ont sans cesse nourris. Faute de courage du devenir, le rêve s’achève à la porte du faire. Stéphane est comptable au département Finances et Gestion du groupe Licat, fabricant d’équipements automobiles.

Encore une poignée de chiffes à capturer de la dernière facture de la dernière pile et il en a aura terminé avec la dernière page de ce fichu bilan. Plus qu’une minute, à quelques secondes près. Un bip strident retentit. L’ordinateur crache à l’écran un message rouge d’accusation : débit et crédit ne se balancent pas d’égal à égal. Alors il cherche, remonte dans les colonnes, redescend dans les cases. Il ne comprend pas. Et si, pour une fois l’ordinateur s’était trompé ? Ce serait génial de passer pour celui qui a provoqué la première erreur de l’histoire de l’ordinateur. Espoir perdu ; il a trouvé. Une virgule baladeuse. L’ordinateur ne goûte pas les errances dans les arabesques des rêves. Il aime le vrai, le carré, le concret. L’ordinateur a toujours raison.

Enfin, son smartphone vibre ! Il sait que le message tant attendu vient d’arriver, comme chaque premier vendredi du mois à midi pile. Libellule vient de lui écrire, comme aux autres membres de ce qu’elle appelle sa cellule dormante. Stéphane prend connaissance de la consigne du mois : « Le gibier se cache dans la Recherche. Recherche scientifique, Recherche industrielle, Recherche médicale … tout ce que vous voudrez, pourvu que vous le débusquiez dans la Recherche. Je veux du gros, du lourd. Bonne chasse !».

Ce moment, c’est l’étincelle de son entrain, le supplément de hauteur de sa colonne plaisir sur sa colonne ennui, sans que l’ordinateur de son existence ne lui assène le moindre message d’erreur. L’heure du réveil des douze hackers de la cellule dormante a sonné. Tous sont identifiés par un nom de code. Lui, c’est Black Hunter, le personnage principal d’une bande dessinée qu’il avait adorée il y a quelques années.

Ils se sont connus par pseudonymes interposés sur un forum de discussion à s’échanger des astuces pour craquer les sites web les plus réticents. L’habitude de toujours répondre aux mêmes personnes amena ces douze mordus d’internet à se regrouper en une véritable petite communauté. Douze plus une, Libellule, de loin la plus brillante de tous. Au sein de ce petit groupe fermé, c’est elle qui parvient à débloquer les situations les plus inextricables d’intrusions dans des systèmes informatiques. Elle les laisse d’abord s’interpeler à grands coups de termes techniques. Tout y passe dans le domaine de la sécurité informatique. Silencieuse, elle observe les questions et les avis des uns et des autres. Lorsque le constat de leur impuissance à résoudre tel ou tel problème s’impose, elle sort de son silence. Dans un message factuel, elle décrit la situation, introduit les principes de son raisonnement et propose sa solution. La solution. Un petit bout de programme par-ci, quelques petites actions bien ciblées par-là et le problème est résolu. Avec Libellule, c’est toujours clair, précis, circonstancié. Et surtout, efficace, à en croire les remerciements de ceux qu’elle a sortis de l’ornière.

C’est ainsi que très rapidement elle acquit cette immense notoriété qui lui vaut encore aujourd’hui le surnom de Patronne. On sait peu de chose d’elle, si ce n’est qu’elle est bardée de diplômes et qu’à force de craquer des systèmes réputés inviolables, un grand nom de la sécurité informatique lui aurait proposé un pont d’or pour l’enrôler dans ses effectifs. Il se dit même que dans les affaires pointues de cybercriminalité, c’est à elle que la justice ferait appel en dernier recours pour élucider l’invraisemblable.

En septembre de l’année dernière, il fut question qu’ils se rencontrent tous, physiquement, dans la vraie vie. Cela faisait plus de trois ans que la bande des douze plus une se livrait à des échanges passionnés par messages interposés. Ils décidèrent de quitter le petit monde rassurant du virtuel pour se retrouver le temps d’un diner dans une brasserie de la rive gauche. Ce fut une soirée mémorable. Curieux de savoir qui se cachaient derrière tous ces pseudonymes, ils étaient tous présents à l’heure du rendez-vous. Tous, sauf elle. En l’attendant, les commentaires allaient bon train. Becquerel dit qu’elle leur avait peut-être tendu un traquenard. Homard75 émit l’idée que Libellule n’existait peut-être pas en tant que telle. Pour Pitbuller, la Patronne pouvait même n’être qu’une invention virtuelle de l’un d’entre eux. Au-delà de ces spéculations, tous s’accordaient au moins sur un point : elle exagérait à se faire ainsi attendre.

Presque une heure plus tard, la porte du restaurant s’ouvrit. Sans trop y croire, les douze regards de la tablée se tournèrent vers l’entrée. Libellule apparut. Grande, les jambes solidement plantées dans des cuissardes en daim, elle était vêtue d’un pantalon blanc et d’une longue chemise en jean s’accordant parfaitement avec le blond doré de ses longs cheveux.

La tablée s’était tue. Calmement, elle s’installa à la seule place laissée vacante, en bout de table, Patronne oblige. Une fois assise, elle brisa le silence. « Bonjour les garçons. Je suis Libellule », leur lança-t-elle d’un air amusé. Sa présence dégageait un tel souffle de chaude assurance que ces quelques paroles suffirent à tous les conquérir. C’en était terminé des suppositions paranoïaques et des commentaires impatients. Aussi docilement que leur imposait une timidité retrouvée, ils se présentèrent à elle, l’un après l’autre par leur pseudonyme. Le tour de table avait des airs de revue d’effectif par la maîtresse d’école un jour de rentrée des classes.

L’ambiance se réchauffa progressivement. Chacun y alla de son petit souvenir cybernétique, déclenchant son lot de réactions admiratives. Tous n’avaient qu’une idée en tête, gagner un petit supplément de faire-valoir auprès de la Patronne. À en croire la longue liste des systèmes informatiques qu’ils avaient pénétrés, les tableaux de chasse étaient bien garnis avec des banques, des administrations et même le Ministère de la Défense. C’est dire …

Alors que le diner touchait à sa fin, c’est Marsouin qui eut cette idée de chasse aux trésors. Chaque mois les hackers de la bande devraient présenter leurs prises dont on évaluerait la qualité. Comme au concours de l’Eurovision, des points seraient attribués à chacune d’elles. Après une année de chasse, celui qui en aurait engrangé le plus serait désigné champion. Libellule, unanimement placée hors-compétition fut désignée présidente du jury. Elle apporta sa petite touche à l’idée en proposant que la chasse se déroule autour de thèmes qu’elle fixerait le premier vendredi de chaque mois à midi. Lorsqu’il s’agit de définir la récompense qui serait réservée au futur champion, les discussions reprirent de plus belle, jusqu’à ce que Corbeau intervienne. Passablement échauffé par quelques verres de trop, il n’y alla pas de main morte. D’un air sérieux, il proposa une nuit d’amour avec Libellule. On entendit des petits rires confus, presque nerveux. Tous s’étaient instinctivement tournés vers la Patronne, espérant que la plaisanterie ne l’ait pas choquée. Elle resta impassible un long moment en les toisant, un petit sourire aux lèvres, comme si elle les défiait. Tous se sentaient coupables d’avoir laissé l’un des leurs se répandre dans une telle vulgarité. Mais il était trop tard pour réagir. L’indignation ne supporte pas les retards à l’allumage. C’est dès sa sortie qu’il aurait fallu clouer son bec à Corbeau. Personne n’avait eu le courage de le faire.

Aucun des douze compères ne pouvait imaginer que le petit sourire de Libellule traduisait une réelle jubilation de les voir ainsi désemparés. Comme il ne faut pas abuser des temps morts avec les bons vivants, elle décida de rompre ce silence surréaliste. À la surprise générale, elle déclara qu’elle acceptait cette proposition, introduisant un épais sentiment de confusion dans les esprits de ces douze machos maladroits. Par sa complaisance, elle les transportait malgré eux dans un univers purement fantasmatique. Aucun n’approuva explicitement mais tous acceptèrent, à défaut de refuser, avec comme seul acquiescement une espèce de sourire faussement gêné. La lutte pour le titre de champion s’annonçait redoutable.

Midi et cinq minutes dans les cinq mètres carrés cinquante d’open space dévolus à Stéphane. À cet instant, plus rien n’existe pour lui. Plus rien d’autre que sa passion. À trois mois du terme de la saison de chasse, il devrait, sauf imprévu, être sacré champion. Mais ce n’est ni le trophée aussi alléchant soit-il, ni le prestige du titre qui décuple le niveau de sa motivation. Comme tous les passionnés, c’est avant toute chose la pratique de son art qui le transcende. L’exercice plus que les fins. En partant, il devra s’arrêter dans le bureau du chef comptable et lui annoncer que le bilan sur lequel il travaillait est prêt. Méthodiquement, il rassemble ses documents, les dépose dans la bannette en plastic gris à gauche de son bureau et éteint son ordinateur. Il se lève, range sa chaise et se met à marcher d’un pas pressé sur l’épaisse moquette rouge. Le long de son parcours, il croise quelques regards envieux de le savoir déjà en week-end.

Devant le bureau du chef, Stéphane signale sa présence en frappant à la porte. À défaut de réponse, il entrouvre le battant. Le chef, avachi dans son fauteuil de cuir noir semble englué dans une réunion téléphonique lamentatrice. Dans le haut-parleur du système de conférence, on entend des voix gémir de ratios financiers dégradés et cracher des valeurs comptables pas très nettes. Le chef lève la tête. Stéphane articule un « j’ai-ter-mi-né-le-bi-lan » en accompagnant ses déformations maxillaires d’un mouvement horizontal de ses mains. Le chef lui répond par un pouce levé. Trop heureux de se dérober aux interminables palabres d’un responsable habituellement si bavard, Stéphane salue d’un autre petit geste de la main. Il se dirige vers la porte de sortie d’un pas rapide. Un remord pourrait piquer le chef.

Midi et sept minutes. La partie de chasse va bientôt débuter pour Black Hunter.

© 2022 par Stan Dell

bottom of page